LES MONDES NUMERIQUES

Blog des Masters en Sciences Sociales de l'Université Gustave Eiffel

La professionnalisation du sport électronique

Rym Benelmouffok et Jérémy Delorme

 

Le terme «e-sport» est né du rapprochement anglophone entre les termes «électronique» et «sport», par analogie avec des mots comme «e-mail». L’e-sport définit un nouvel usage du jeu vidéo, qui, de la même manière que dans le sport «traditionnel», consiste à mettre en avant une élite de pratiquants à travers des compétitions. Ces joueurs ont dépassé le stade de la simple pratique ludique du jeu vidéo pour se consacrer essentiellement à l’optimisation de leurs performances.

 

Si le sport électronique fait partie depuis longtemps de la culture du jeu vidéo, les compétitions ont connu une hausse significative de popularité depuis ces dernières années. Si l’on parle de sport électronique, il ne semble actuellement pas pouvoir être considéré comme tel, puisqu’il ne constitue pas à proprement parler une activité physique. Ceux qui revendiquent cette activité comme telle mettent en avant l’acceptation d’un système «sportif», incluant des équipes composées de joueurs auxquels s’ajoutent des informateurs, entraîneurs, managers, sponsors et entrainement réguliers.

Contrairement au jeu vidéo qui est une culture assez largement abordée par les sociologues, la popularité naissante du sport électronique fait qu’il représente un domaine dont les enjeux sont encore méconnus.

Regardons par exemple ce reportage de BFM TV sur le sujet :

De plus, le jeu vidéo étant encore aujourd’hui considéré par beaucoup comme une «sous culture», selon la définition qu’en font les cultural studies, c’est à dire comme une «culture dominée, perçue comme étant non-conforme à la norme dominante», on peut admettre que le sport électronique, par extension, fait partie de cette «sous culture». Néanmoins, le fait est que si les compétitions relevant du sport électronique impliquaient très majoritairement des amateurs aux horizons de l’année 2000, la prolifération des compétitions et la population croissante des adeptes de cette pratique supporte aujourd’hui un nombre significatif de joueurs et de structures professionnelles. En conséquences, aujourd’hui de plus en plus de jeux sont développés et conçus dans l’optique de faciliter ces compétitions, et envisager de devenir un professionnel du sport électronique n’est aujourd’hui plus si invraisemblable.

La frontière entre l’amateur de jeux vidéos et le joueur professionnel reste à définir : qu’entend-t-on aujourd’hui lorsque l’on parle de joueur «professionnel», ou de joueur «amateur» ?

Les joueurs dits «professionnels» sont communément considérés comme tel lorsque non seulement ils perçoivent une quelconque rémunération en lien avec leurs performances de jeu (il peut s’agir d’une rémunération sous forme de récompense lors de compétitions, ou d’un salaire reçu par les organisations et les sponsors qui les prennent en charge), mais surtout lorsqu’ils gagnent assez d’argent pour vivre. Ces organisations et «structures» sont généralement des entreprises de toute taille, impliquées d’une manière ou d’une autre dans le monde du jeu vidéo (matériel informatique, plateformes communautaires…etc), qui prennent en charge une équipe alors chargée de représenter l’organisation lors des compétitions, et de ce fait les réduit plus ou moins à des produits médiatiques et publicitaires.

Le joueur amateur quant à lui ne vit pas de cette activité mais peut recevoir éventuellement une rémunération symbolique ou financière.
L’objectif de cette étude est d’étudier la frontière entre le joueur professionnel et le joueur amateur, et plus précisément par quels processus un individu passe de l’un à l’autre, afin de déterminer les enjeux autour de la professionnalisation d’une pratique qui à l’origine est essentiellement destinée à une activité de loisir.

De ce fait, nous allons nous demander à quelles conditions la pratique supposée amateur du jeu vidéo devient-elle une pratique professionnelle ?

Afin de répondre le plus pertinemment possible à cette problématique, nous allons enquêter sur un groupe de joueurs évoluant ensemble dans l’optique de devenir des joueurs professionnels. Ces joueurs peuvent en effet être considérés comme des joueurs «semi-professionnels». Ce titre répond à la même logique que les contrats semi-professionnels proposés aux clubs de football n’ayant pas le statut professionnel : dans le cas présent, les joueurs semi-professionnels sont des joueurs percevant une rémunération  qui ne leur permet généralement pas de vivre.

Nous émettons les hypothèses suivantes :

  • La pratique professionnelle du jeu vidéo est une pratique élitiste : seule une minorité de joueurs peut espérer pouvoir se professionnaliser dans un monde où la concurrence est très forte.
  • Devenir joueur professionnel nécessite de s’investir à temps plein : c’est une activité chronophage.
  • Les joueurs sont jeunes et majoritairement issus de famille relativement aisées, le matériel nécessaire pour jouer à haut niveau étant coûteux.

 

Les enquêtés font/faisaient partie d’une équipe de 4 à 5 individus jouant à League of Legends. League of Legends est un jeu d’ordinateur de type arène de bataille en ligne multijoueur (MOBA) gratuit développé et édité par l’entreprise Riot Games. League of Legends devient en 2013 l’un des jeux les plus joués au monde et c’est aussi le jeu qui prédomine dans les compétitions de sport électronique : il est devenu l’évènement e-sportif le plus regardé de l’histoire avec plus de 32 millions de spectateurs en ligne lors des championnats du monde de 2013. De ce fait, les individus jouant à ce jeu de manière compétitive constituent un objet d’étude idéal dans cette enquête. L’hégémonie de League of Legends dans le monde du sport électronique lui a permis de constituer un système de ligues, comme au football ou à la NBA, accessible à une minorité des meilleures équipes. La qualification pour cette League Championship Series (LCS) est l’objectif de toutes équipes souhaitant devenir «professionnelles», car tout équipe parvenant à se qualifier à cette ligue est rémunérée directement par Riot Games d’un montant qu’il leur est interdit de déclarer. On peut donc supposer qu’il s’agit d’une somme conséquente qui s’ajoute à leurs précédentes rémunérations.

Les enquêtés sont des joueurs de 18 à 24 ans jouant pour l’équipe Millenium.org, qui est un site web réunissant une des plus grandes communautés francophones de joueurs de jeux en ligne. Ils possèdent de nombreuses équipes et joueurs de compétition de très haut niveau, donc l’équipe dont il est question dans cette enquête, qui participe à des tournois du jeu League of Legends exclusivement. Ces joueurs sont considérés comme à l’entre-deux du joueur semi-professionnel et professionnel, puisque même s’ils sont sous contrat avec Millenium.org, ils n’ont pas le niveau requis pour participer aux LCS et ne sont donc pas rémunérés par Riot Games et considérés comme des joueurs professionnels et des stars médiatiques par la communauté. Ainsi, enquêter sur ces joueurs s’avère pertinent, puisqu’il s’agit presque exclusivement d’étudiants ayant arrêté leurs études dans l’optique de s’engager à temps plein dans le jeu vidéo pour pouvoir participer à cette ligue et ainsi d’être reconnu comme étant professionnels du jeu vidéo et surtout de pouvoir en vivre.

Néanmoins il s’agit d’un processus complexe que nous tâcherons d’analyser grâce à des entretiens vocaux par l’intermédiaire du logiciel Skype, les enquêtés étant situés soit à Marseille où Millenium.org s’est implantée, soit en différentes régions françaises.

Les entretiens sont au nombre de 5 :
4 joueurs de l’équipe ou anciennement de l’équipe Millenium.org semi-professionnels
1 joueur ayant réussi à se qualifier à la ligue de Riot Games en 2013, que nous considérons donc comme un ancien joueur professionnel

L’étude et l’interprétation des entretiens réalisés avec cet échantillon d’individus représentatif des joueurs amateur et professionnels en France vont nous permettre d’appréhender la question de la professionnalisation du sport électronique en France et un peu plus largement en Europe.

Afin de déterminer quelles sont les conditions et les enjeux de la professionnalisation de l’e-sport, nous allons dans un premier temps recourir à différentes sociologies, notamment la sociologie des jeux vidéos ainsi que la sociologie du travail et de l’amateur pour définir précisément les termes qui nous intéressent, et ainsi d’établir un cadre théorique auquel nous pourrons nous référencer pour appuyer notre argumentaire. Dans un second temps, nous analyserons les itinéraires des enquêtés en nous appuyant sur les entretiens réalisés en amont, en nous penchant particulièrement sur les conditions qui leurs ont permis d’accéder au monde du sport électronique ainsi qu’à leurs représentations de cette pratique. Enfin nous analyserons les enjeux de la professionnalisation des joueurs en mêlant les approches sociologiques aux représentations des enquêtés afin de déterminer pourquoi et dans quelles conditions un joueur amateur devient professionnel, puis nous tenterons d’appréhender l’avenir du sport électronique dans la société.

Les enjeux de la professionnalisation des joueurs

Avant toute chose, nous devons comprendre quelles sont les caractéristiques du jeu vidéo. Car si le jeu vidéo semble être aux yeux de tous un simple loisir ludique résultant des progrès technologiques, il s’avère être un objet sociologique particulièrement intéressant et relativement peu étudié par les sciences sociales.

Les jeux vidéo constituent un objet culturel qui porte de nombreux discours normatifs, souvent très polarisés (les jeux vidéos c’est «idiot/amusant/distrayant/beau», etc.) Dans les années 1980, les discours de dénonciation étaient dominants, utilisant les mêmes arguments qu’on appliquait antérieurement aux médias de masse tels que la télévision, la radio ou le cinéma. En 1993, les jeux vidéo sont encore stigmatisés et considérés comme pouvant «étouffer la richesse culturelle, la créativité et l’indépendance d’esprit françaises» (Le Diberder). Parallèlement, un autre discours se constitue, interrogeant leur nature, leur définition et les raisons qui attiraient un nombre croissant de joueurs. Aujourd’hui les discours se sont élargis, mais portent encore souvent la marque de ces débats de dénonciation et de légitimation. Les jeux vidéo sont désormais fabriqués comme des objets de grande consommation, condamnés ou encensés par les médias et soutenus par la puissance publique. Paradoxalement, malgré l’émergence d’une génération de journalistes, de chercheurs et de scientifiques qui ont grandi dans l’univers des jeux vidéo, on constate la rareté des travaux de recherche sur les jeux vidéo en France.

Depuis la fin des années 1990, la recherche scientifique en «Game Studies» s’intéresse au caractère des jeux vidéos dans des perspectives socio-culturelles et socio-techniques. Les «Game Studies» constituent, à l’instar des «Cultural Studies», un courant de recherche consacré à l’étude critique des jeux. Plus précisément, les «Game Studies» s’intéressent au design des jeux vidéo, aux joueurs, et à leur rôle dans la société et la culture. D’après Raphaël Koster, il s’agit ici de penser la pratique du jeu comme une «expérience au cours de laquelle le joueur se constituerait un imaginaire et une identité dans un processus d’apprentissage, de créativité, de construction de soi ou d’intériorisation des règles sociales». Koster se propose d’étudier le jeu vidéo comme un fait social, d’après la définition qu’en fait Durkheim, c’est à dire «une manière de faire susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure».

C’est néanmoins l’approche de Samuel Coavoux qui nous intéresse particulièrement ; il utilise l’étude des jeux vidéo comme terrain d’expérimentation dans le but plus large d’analyser la place des «sous-cultures» dans la société. La sous culture désigne la culture propre à l’un des sous groupes de la société et, d’après le concept qu’en font les «Cultural Studies», c’est la culture d’un groupe dominé (la culture d’une société étant celle de ses dominants). Selon Coavoux, la pratique des jeux en ligne s’illustre donc comme étant caractéristique d’un comportement déviant, car occupant une position dominée dans les hiérarchies culturelles. Il va ainsi trouver pertinent d’analyser l’espace social (c’est à dire les relations qui existent entre les différents agents d’un monde social)  et les représentations que chacun se fait de cet espace dans cette sous culture. Son objectif est de montrer que le jeu est un espace relativement autonome et qu’il constitue un lieu de luttes symboliques entre les acteurs (ici les joueurs) qui ont pour objet la définition de la pratique légitime. En quoi cela nous intéresse-t-il dans le cadre de notre étude ?

Cela nous intéresse car l’on constate que les acteurs du jeu vidéo (c’est à dire les joueurs, les amateurs, les fans…etc), se battent pour légitimer une «sous-culture» qui semble, aux yeux du reste de la société, ne constituer qu’un simple loisir ludique. La professionnalisation de ces acteurs est un pas vers cette légitimité.

Lorsque l’on parle de professionnels, on prend aussi conscience de son supposé contraire, l’amateur. De plus, en ce qui concerne les joueurs dont nous parlons dans cette étude, la notion de professionnel-amateur est prépondérante. De ce fait, il nous faut pouvoir définir clairement la frontière, cet entre-deux, ce potentiel «mélange» entre l’amateur et le professionnel.Le terme amateur est polysémique, car il recouvre plusieurs définitions apparues au cours de l’histoire avec l’évolution des pratiques. Etymologiquement, amateur vient du latin amator, signifiant qui aime. L’amateur peut désigner à la fois celui qui aime ou se passionne pour quelque chose, comme celui qui fait mal les choses, le non-expert, le non professionnel. D’après Antoine Hennion, directeur de recherches au Centre de sociologie de l’innovation de l’école des Mines de Paris : «il faut considérer l’amateur non pas comme un producteur, mais un producteur sa propre relation à l’objet, de l’attachement à ses pratiques.» Les pratiques amateurs sont définies dans les études académiques consacrées aux pratiques culturelles des français comme des activités «pratiquées pour le plaisir, à des fins personnelles ou pour un cercle restreint à des proches en opposition à un exercice professionnel». Cette définition met en opposition l’amateur «médiocre» et le professionnel «talentueux».

Néanmoins aujourd’hui, l’amateur et le professionnel ne sont plus si opposés.

Patrice Flichy distingue, dans son ouvrage Le sacre de l’amateur : Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique l’apparition d’un nouvel individu : le «pro am» (professionnel-amateur), terme introduit par Charles Leadbeater et Paul Miller en 2004. Selon lui, le professionnel-amateur apparait dans une société de connaissance, où chacun peut accéder aux savoirs qu’il recherche et les mettre en pratique ; il développe ses activités amateurs selon des standards professionnels : «il souhaite, dans le cadre de loisirs actifs, solitaires ou collectifs, reconquérir des pans entiers de l’activité sociale comme les arts, la science et la politique, qui sont traditionnellement dominés par les professionnels. Patrice Flichy n’étudie pas le mélange entre l’amateur et le professionnel, mais l’entre-deux. Pour lui, l’amateur se tient à «mi-chemin de l’homme ordinaire et du professionnel, entre le profane et le virtuose, l’ignorant et le savant, le citoyen et l’homme politique.» Internet facile cet entre-deux : il fournit à l’amateur des outils, des prises, des voies de passage.

À ce stade il est nécessaire de comprendre qu’il y a 2 figures de l’amateur : celui qui réalise  et celui qui apprécie, c’est à dire la différence entre «l’amateur» et «l’amateur de». En effet, on distingue l’amateur du fan, et il s’agira dans cette étude d’analyser les pratiques de l’amateur qui réalise et non du fan, même si les deux notions ne sont bien évidemment pas incompatibles : on peut être amateur et pratiquer, ainsi qu’être fan. Internet révolutionne les pratiques amateurs en lui permettant de s’inscrire dans des communautés virtuelles qui permettent d’obtenir des avis, conseils, expertises, de confronter des jugements, de débattre et de parfois trouver un public.

En ce qui concerne la rémunération qui semblait un point relativement important dans la définition de la pratique professionnelle et amateur en introduction de cette étude, Flichy lui caractérise l’activité de l’amateur comme étant essentiellement non marchande (en ce sens proche du bénévolat). Néanmoins ce n’est pas cela qui le différencie du professionnel, car «l’activité de l’amateur peut se combiner avec la recherche d’un intérêt, d’une rémunération symbolique ou éventuellement financière». Non, ce qui distingue l’amateur du professionnel, ce n’est ni sa (non)-rémunération, ni sa plus faible compétence, mais plutôt une autre forme d’engagement dans les pratiques sociales. En effet, ses activités ne dépendent pas de la contrainte d’un emploi ou d’une institution, mais de son choix. En somme, ce qui semble faire la différence ici entre l’amateur et le professionnel selon Flichy, c’est la volonté de s’investir plus ou moins dans une pratique : l’amateur pourrait donc faire le choix de s’investir davantage et de se professionnaliser d’une certaine façon. Olivier Donnat ajoute qu’il existe 2 pratiques amateurs différentes : une pratique relativement limitée qu’il nomme «le jardin secret», qui caractérise une pratique «discrète, loin des regards de l’entourage familial ou professionnel», en opposition avec l’engagement «total», qui caractérise une passion dévorante, passion qui, on le verra, concerne probablement les joueurs de jeux vidéo amateurs souhaitant franchir cette barrière vers la professionnalisation. Cela étant, la professionnalisation d’une pratique ne se résume pas à une simple volonté.

Dans le cas du jeu vidéo, qui on le rappelle est considéré à l’origine comme une «sous culture», les acteurs (joueurs, amateurs, fans…etc) luttent pour que leur pratique soit reconnue. Selon Coavoux, on constate une lutte pour la reconnaissance de la culture du jeu vidéo : ces acteurs, qui partagent un intérêt pour une culture particulière souhaitent qu’elle soit reconnue. Cette reconnaissance est constituée par le biais d’une constante revendication, où ils insistent sur la singularité, l’importance et la légitimité de leur pratique. Pour lui, cette reconnaissance s’effectue par l’institutionnalisation de règles et de compétitions (par exemple, la reconnaissance du champ littéraire est passée par la création de prix littéraires, par la rivalité entre les différents courants…etc.). Pour Pascal Duret, la compétition «remplit des fonctions spécifiques et constitue un véritable système d’organisation des rapports sociaux» et s’est même imposée comme le fondement légitime de toute hiérarchie, car elle est au cour de presque toutes les activités pour désigner la place que chacun doit occuper dans la société. Ainsi, la compétition dans le jeu vidéo a donné naissance à ce que l’on nomme aujourd’hui le sport électronique, et c’est cette même compétition qui fait que l’on ne regarde plus les jeux vidéo essentiellement comme un objet ludique.

Mais cette lutte pour la reconnaissance de la culture du sport électronique s’exprime particulièrement dans sa professionnalisation : on l’a vu, pratiquer une activité telle que le jeu vidéo en tant que joueur amateur peut avoir une connotation négative et être perçu de manière déviante, mais se professionnaliser donne une légitimisation non seulement à la pratique, la culture, mais aussi au joueur, qui devient reconnu et intégré dans la société car il est désormais considéré autrement en tant que travailleur.

Mais que signifie ce processus de professionnalisation du sport électronique ? En effet, porter un regard sociologique sur le sport électronique peut, en particulier, se faire par une problématique consistant à y voir un monde professionnel, un ensemble d’individus constituant un monde au sein duquel on partage des représentations et des pratiques.

Les professions ne naissent pas de façon naturelle et automatique, par exemple par la reconnaissance d’une évidence de l’importance de leur cause par les pouvoirs publics. Analyser une profession, c’est d’abord s’attacher à montrer comment elle est «le résultat d’un travail accompli par un collectif» pour convaincre de l’importance de la cause représentée et de la nécessité de la traiter avec des règles particulières. Et c’est là tout l’enjeu de tous les corps de métier : lutter pour convaincre autrui de l’importance de l’activité qu’ils exercent.

Nous allons donc entre autre, à l’aide du témoignage des enquêtés et de notre analyse, démontrer que le sport électronique constitue un monde dans lequel les joueurs peuvent se professionnaliser à certaines conditions qu’il nous faudra établir, et qu’il est notamment constitué par la construction d’une rhétorique professionnelle, c’est à dire d’un discours à travers lequel un groupe fait connaître publiquement sa représentation du monde et la place qu’il entend faire reconnaître.

Étude des pratiques et perceptions des joueurs

Les entretiens réalisés dans le cadre de cette étude sont articulés autour de 3 thèmes distincts.

Le premier thème a pour objectif de déterminer l’itinéraire de l’enquêté, son environnement social ainsi que les conditions d’accès au milieu compétitif du jeu vidéo : il s’agit ici d’une approche relativement objective qui permet d’établir l’identité de l’enquêté et le contexte dans lequel il a eu un intérêt pour le sport électronique.

Le second thème repose sur des faits et a pour objectif de mettre en avant les pratiques de l’enquêté : il s’agit d’une approche semi-objective.

Enfin le dernier thème concerne les représentations de l’enquêté vis à vis de sa pratique, comment il situe celle-ci dans la société et vis-à-vis des autres formes de professionnalisations plus ordinaires, et surtout comment il envisage l’avenir de son activité ; il s’agit donc essentiellement de l’opinion de l’enquêté et donc d’une approche subjective.

Si l’entretien réalisé via le logiciel vocal Skype s’avère nécessaire dans le cadre de cette étude (puisque rappelons le, l’entretien en face à face n’est pas envisageable compte tenu de la distance), il est tout aussi efficace qu’un entretien classique. En effet, les enquêtés sont moins soumis à une quelconque forme d’intimidation suscitée par la situation de face à face et de ce fait sont susceptibles d’être moins dans la retenue et la timidité, sans compter le fait que Skype est un logiciel avec lequel ils sont familiers puisqu’ils utilisent ce mode de communication lorsqu’ils jouent aux jeux vidéo en ligne.

Avant de nous pencher sur l’étude des entretiens, il est nécessaire de préciser la définition du joueur semi-professionnel et du joueur professionnel dans League of Legends (le jeu auquel ils jouent).

Les joueurs professionnels dans League of Legends sont reconnus comme tels par la communauté des joueurs lorsqu’ils parviennent à se qualifier à la ligue dont nous avons parlé en introduction, les LCS (= League Championship Series) et sont, par conséquent, rémunérés par Riot Games pendant la durée d’une saison. La légitimité de l’appellation du joueur professionnel dans le jeu passe donc par la participation à cette ligue. Les autres joueurs qui peuvent être rémunérés pour jouer au jeu d’une autre façon sont considérés comme des joueurs «à moitié» professionnels, ou semi-professionnels.
Si chacun des enquêtés est suceptible d’avoir sa propre perception de ce que sont un joueur professionnel et un joueur semi-professionnel, connaître ces définitions permet de mieux comprendre ce dont on parle.

De ce fait, 4 des enquêtés sur 5 sont des joueurs semi-professionnels. Ces joueurs sont entièrement concernés par la professionnalisation du jeu vidéo : d’une part car une partie d’entre eux ont/avaient l’objectif de devenir réellement professionnels, d’autre part car ils se situent justement à cette frontière entre le monde amateur et le monde professionnel.

L’âge des joueurs enquêtés varie de 19 à 24 ans. Ces jeunes joueurs étaient tous étudiants avant de s’engager dans le milieu du jeu vidéo. Les raisons pour lesquelles ils ne sont aujourd’hui plus étudiants sont multiples : 2 ont attendu la fin de leurs études respectives (à bac +5 pour l’un et bac +2 pour l’autre) pour se consacrer à plein temps aux jeux vidéo, tandis que les 3 autres ont interrompu leurs études prématurément.

Les raisons pour lesquelles ils ont arrêté leurs études sont pour deux d’entre eux à cause de plusieurs échecs après l’obtention du baccalauréat, notamment à cause du fait qu’ils ne parviennent pas à trouver leur voie et ce qui les intéresse. Ces «échecs» sont compréhensibles, surtout lorsque l’on sait que, d’après une étude publiée par le ministère de l’enseignement supérieur en 2013, 46,2% des premières années ne passent pas en deuxième année dans l’enseignement supérieur. Néanmoins pour le dernier, il s’agit d’un véritable rejet de l’école et de tout système conventionnel d’enseignement et de voies professionnelles : il mentionne notamment «la haine de l’école et le manque de possibilités en dehors du «système».

Il est assez simple d’imaginer alors pourquoi les enquêtés, notamment ceux ne trouvant satisfaction dans ce que propose le système scolaire, se redirigent vers l’activité des jeux vidéos. En effet, ils ont tous été initiés aux jeux vidéo par leurs parents dès leur plus jeune âge (8-10 ans), ce qui encore une fois ne semble pas étonnant puisqu’ils ont tous grandi à une époque où les premières consoles de jeux devenaient des accessoires communs aux enfants. Du moins aux enfants dont les parents avaient les moyens d’offrir des objets coûteux, car rares étaient les ouvriers à initier leurs enfants aux rudiments de l’informatique à ses débuts. On peut donc déduire, sans toutefois sur-interpréter ces informations, que les enquêtés sont tous issus de familles relativement modestes : l’un mentionne un père «chef d’entreprise et buisnessman dans l’informatique» et une mère orthophoniste, tandis que les autres ont un père directeur de garage ou consultant en ressources humaines, et une mère au foyer, ou une mère pharmacienne.

En ce qui concerne l’intérêt pour les jeux vidéo, les enquêtés mettent en avant le «plaisir»,  «l’esprit de compétition» ou encore «parce que mes potes jouaient beaucoup» (J.). L’intérêt suscité ressemble donc à ce qui pourrait attirer dans la pratique d’un sport ou de toute autre activité ludique destinée aux jeunes, en plus d’être aussi un effet de mode.

En somme, les enquêtés baignent dans le monde du jeu vidéo depuis qu’ils sont enfants, et lorsqu’ils ont souhaité quitté/terminé leurs études, il a été relativement logique pour eux de s’intéresser plus amplement à une pratique particulière du jeu vidéo de compétition. En réalité les enquêtés ont commencé aussi très tôt à participer à des formes de compétition dans le jeu vidéo, non pas parce qu’ils l’ont particulièrement souhaité, mais parce que la compétition a progressivement fait partie intégrante des jeux vidéo en ligne, et a donc représenté une étape logique dans cette activité. De plus ils ne sont pas les tout premiers précurseurs de l’e-sport en France, et 3 d’entre eux se sont intéressés plus amplement à la compétition en assistant en tant que spectateur à des compétitions entre joueurs déjà professionnels. Dès lors ces joueurs plus âgés donnaient l’envie à ces jeunes amateurs de faire comme eux ; «Pourquoi aller à l’école alors que je vois qu’on peut vivre en jouant aux jeux vidéo ? Quel gosse ne rêve pas de gagner de l’argent plus tard en jouant à des jeux ?» (M.). De ce fait, les joueurs sont globalement «happés» par la compétition dès lors qu’ils jouent en ligne, uniquement parce que les éditeurs de jeux vidéo construisent leurs jeux autour de cet aspect : c’est le cas des MMO (= les jeux massivement multijoueurs), qui se développent aujourd’hui en masse grâce à internet.

Mais il existe des pré-requis si l’on veut prétendre à devenir joueur professionnel : il faut être le meilleur. Un enquêté dit : «j’ai toujours été un peu passionné depuis tout petit, genre j’ai eu la petit gameboy, j’ai eu a première Nintendo, comme j’étais un peu passionné par ça, j’ai été pris dans le jeu et finalement je me suis progressivement amélioré tu vois. Donc j’ai toujours joué, et c’est vrai que […] quand je jouais avec mes potes j’me rendais compte que, à la plupart des jeux et à la plupart des consoles, j’étais supérieur à eux tu vois. Parce que voilà t’as une habitude qui se crée, t’as une habitude à jouer au jeu, tu t’adaptes plus vite et t’apprends plus vite. Donc je pense qu’il y a un côté qu’est du au fait que t’as été éduqué un peu avec [les jeux vidéos], un côté talent, et un côté théorie aussi, l’envie d’apprendre le jeu, donc je pense que ces 3 choses là sont importants pour faire un bon joueur.» (N.V.) De la même façon, un autre explique que «tout le monde ne peut pas être bon. Il ne suffit pas de jouer beaucoup pour s’améliorer, il faut vouloir s’améliorer et jouer dans l’optique de s’améliorer. J’ai vu des mecs jouer des centaines d’heures à des jeux et qui rêvaient de devenir bons, mais croyaient que ça allait se faire tout seul. Non, faut s’entrainer, c’est psychologique, il faut être fait pour ça, et tout le monde n’est pas fait pour ça». (M.) L’enquêté J. dit : «être bon est une chose, mais l’excellence requiert un niveau de travail d’équipe, de stratégie et de confiance qui ne s’acquiert qu’après d’innombrables heures d’entrainement intensif.».

Les motivations des joueurs à devenir joueur professionnel sont par exemple «la passion du jeu, le plaisir de la victoire, l’envie d’être le meilleur». (G.) Si pour M. c’était principalement pour être connu et gagner de l’argent, N.V. n’est pas de cet avis : «le salaire et la réputation de «star» ne m’ont jamais attiré, en revanche je voulais être reconnu auprès des connaisseurs comme un des meilleurs, c’est à dire par les autres joueurs pros. Je n’ai jamais prêté aucune attention à l’avis du public ou à la réputation de mon «personnage public».

Concernant la pratique, jouer aux jeux vidéo à haut niveau s’avère extrêmement chronophage et s’exprime en une dizaine d‘heures quotidiennes : «une fois qu’on a tous un haut niveau, faut jouer plus que les autres pour faire la différence» (M.). Cette forme d’entrainement intensif est commune à tous les enquêtés, et était déjà en vigueur alors même qu’ils jouaient sous forme de loisir, à la différence près qu’ils étaient restreints dans leur temps de jeu par le fait d’aller à l’école.

Jouer 10 à 15h par jour entraine naturellement des contraintes. Les enquêtés soulignent l’absence d’une vie «bien remplie» et comparent cette activité à n’importe quelle activité sportive de haut niveau : il faut s’investir «à fond» pour être un des meilleurs. La pratique du jeu vidéo en ligne a une particularité qui est généralement commune à tous les joueurs, même les joueurs amateurs : afin de pouvoir jouer avec les autres, il faut convenir d’un rendez-vous (quotidien ou non) pendant lequel le groupe de joueur peut se connecter au même moment pour jouer ensemble. Ce rendez-vous est généralement fixé en soirée, de 21h à 00h, voir plus selon le niveau des équipes et selon leur objectif. La prise de rendez-vous en soirée est devenu une norme au cours des années, ainsi, des équipes de joueurs amateurs de tout niveau conviennent de cet horaire pour jouer ensemble. Le nombre de soirs où le rendez-vous est fixé est ensuite déterminé en interne par l’équipe et ses attentes. Logiquement, nos enquêtés se sont retrouvés dans ces situations, et pour N. qui, avant même de finir ses études pour se consacrer pleinement au jeu, jouait en équipe avec d’autres amateurs, c’est un rythme qui peut s’avérer particulièrement difficile à tenir : «Je leur (les autres joueurs de l’équipe) ai dit que j’étais pas fort dispo, donc ils sont au courant, mais je vais quand même les rejoindre parce qu’ils me le demandent, et moi ça m’a fait plaisir […] on s’ était dit 3 soirs par semaine, je m’étais déjà dit « oula, si y’a des soirs que je veux passer avec ma copine ou avec mes potes ou que tout bêtement j’ai pas envie, comment je ferai ? » (N.)

Ces contraintes sont d’autant plus importantes dès lors que la pratique implique une attente de résultat et que de l’argent est investi : on peut dès lors parler de professionnalisation : lorsqu’une équipe joue dans le but de remporter une compétition importante, un prix conséquent (2000, 5000 ou 10.000 euros, voir plus) est souvent à la clé. Les enquêtés s’accordent à dire que la pratique professionnelle, au sens où ils signent un contrat avec une organisation qui les sponsorise, devient plus contraignante et comprend moins de plaisir. La compétition représente une pression de plus en plus importante dès lors que les enjeux deviennent de plus en plus élevés : «les résultats qui permettront de devenir professionnel demandent du sérieux et un investissement complet» (J.). Si «l’extase» de la victoire est attirante, il faut avoir le mental de supporter la défaite et la déception.

Tous les enquêtés interrogés ont aussi vécu en Gaming House. La Gaming House est une résidence communautaire privée regroupant des joueurs d’une même équipe qui jouent et vivent ensemble au quotidien. Ce style de vie propre aux joueurs professionnels est supposé former une cohésion et un rythme d’entrainements régulier pour une équipe. Globalement les enquêtés ne sont pas convaincus par ce style de vie communautaire qu’ils jugent à l’unanimité inefficace  et en tirent tous une mauvaise expérience : absence d’intimité et de vie privée, mode de vie «précaire» (dortoirs et cuisine commune «toujours en bordel», difficulté à cuisiner qui incite à manger quotidiennement du fast-food, bruits toute la nuit…etc). La Gaming House est même une des raisons pour laquelle notre ancien joueur professionnel a arrêté toute activité à l’époque. Le seul point positif relevé concerne la facilité d’organisation autour d’un planning de jeu.

Des joueurs professionnels de chez Millenium devant les écrans de leurs ordinateurs alors qu’ils jouent dans la Gaming House Millenium à Marseille le 13 novembre 2013.

Si devenir joueur professionnel revient à pouvoir gagner sa vie en jouant, là aussi des problèmes se posent : les enquêtés doivent souvent se battre pour une rémunération correcte car : «beaucoup d’organisations profitent encore de l’amateurisme de l’e-sport et de la jeunesse des joueurs pour les arnaquer ou leur promettre plein de choses pour leur faire signer des contrats parfois foireux. J’ai également entendu parler de salaires non versés» (N.V) Si les joueurs sous contrats avec Riot Games ne sont pas autorisés à divulguer leur salaire publiquement, les enquêtés mentionnent qu’être joueur semi amateur permet, avec de la chance, tout juste de vivre (environ 1000 à 1200 euros par mois, indépendamment des récompenses en tournois), alors que les joueurs les plus connus peuvent amasser des salaires très importants (de l’ordre de plus dizaines de milliers d’euros par mois pour les meilleurs d’entre eux), l’avantage étant que l’organisation couvre tous les frais matériels et les frais de voyage lorsqu’il faut se rendre à une compétition.

Passer joueur professionnel a aussi une influence sur les relations avec les autres joueurs : de partenaires de jeux, ils se retrouvent désormais collègues, et si certains avaient la chance de se connaitre avant, il est commun dans le monde du sport électronique d’être recruté dans une équipe sans connaitre les membres de son équipe. Mais si être rémunéré peut sembler naturel dans le cadre d’une telle activité, le fait que la profession ne soit pas encore réellement reconnue.

En ce qui concerne la perception qu’ont les joueurs de leur pratique, ils se considèrent relativement fiers de gagner de l’argent grâce à leur passion, jugeant cette profession comme étant bien plus difficile d’accès aux professions plus ordinaires : «Beaucoup essaient, très peu réussissent» (M.)

Cette perception est rarement partagée par le reste de la population, d’après eux les personnes plus âgées ne comprennent pas l’engouement qu’il peut y avoir à faire de la pratique du jeu vidéo en ligne un métier. Ils l’expliquent notamment par le fait que leurs parents/grands parents ne sont pas renseignés sur ces activités qui sont nouvelles. Cependant ils peuvent se faire comprendre facilement des plus jeunes : «en fonction des générations ça a été accepté plus ou moins…positivement». (N.) Les parents (puisque ce sont les premiers concernés par l’activité de leur enfant) sont «craintifs» puisque, encore une fois, l’e-sport n’est pas reconnu et ne représente, à leurs yeux, pas quelque chose de stable et associent encore le jeu vidéo à une activité exclusivement ludique.

La vidéo suivante représente le clivage existant entre les joueurs et leur famille, discuté par un manager de la structure multigaming AneVia et également parent d’un adolescent passionné de jeu vidéo.

Les enquêtés voient beaucoup d’avenir pour le sport électronique : un avenir dans lequel c’est une activité de plus en plus reconnue, où les contrats sont de plus en plus régularisés, où le stigmate attaché au jeu vidéo disparait progressivement et même pour certains où l’esport prend la place du sport traditionnel. Néanmoins 2 d’entre eux précisent que cette croissance du sport électronique ne va en faire qu’un «grand buisness […] l’argent prendra sûrement le pas sur la passion, petit à petit». L’enquêté G. parle aussi de «féminisation» du sport électronique, et dit : «on voit de plus en plus de filles dans l’esport, surtout en tant que public, mais aussi en tant que joueuses».

Les 5 enquêtés ont tous des projets dans le sport électronique : si 3 d’entre eux continuent aujourd’hui la même activité de joueur semi-professionnel de League of Legends dans l’espoir d’attendre un jour la fameuse ligue LCS chez Millenium.org, les 2 autres se sont, en tous cas pour l’un d’entre eux, reconvertis. En effet, N. a aujourd’hui quitté le milieu du sport électronique pour se consacrer à son premier emploi après ses études d’ingénieur, tandis que G. compte évoluer le plus longtemps possible dans ce milieu et fait aujourd’hui tout pour devenir professionnel sur Counterstrike, un autre jeu vidéo compétitif.

Il s’agit désormais, après avoir déterminé leur itinéraires, d’analyser le contexte et les enjeux autour des pratiques de ces joueurs, afin de pouvoir déterminer les conditions de leur professionnalisation.

Une analyse de la professionnalisation dans l’esport

 

Les joueurs enquêtés se ressemblent : ils sont jeunes (19 à 24 ans) et sont issus de familles aisées. Si cet échantillon réduit nous nous donnent pas la possibilité d’établir une affirmation à l’égard de tous les joueurs, il nous donne tout de même une indication qui nous permet de plus ou moins valider notre hypothèse. De plus, ces individus ont grandi dans un environnement favorisant l’intérêt pour les jeux vidéo et on assisté aux différentes révolutions des consoles de jeux et de l’informatique.

Si tout nous indique que ces individus sont prédestinés à devenir des joueurs professionnels, il est bien sûr peu pertinent d’en arriver à cette conclusion. Pourquoi ? Car aujourd’hui, ces attributs sont similaires à de très nombreux jeunes joueurs amateurs, puisque depuis l’apparition des jeux vidéo comme objet de loisir, de très nombreux enfants de tous milieux ont grandi avec un jeu vidéo dans les mains. En résumé, le fait d’avoir été éduqué avec les jeux vidéo et l’informatique semble être une condition «nécessaire» mais pas suffisante à prédestiner les jeunes à devenir des e-athlètes.

Ce que nous pouvons dire en revanche c’est que, d’après les termes introduis par Olivier Donnat, les enquêtés ont tous été «amateurs de» avant de de devenir «amateurs». Il s’avère par ailleurs que ces individus jouaient beaucoup avant même d’avoir l’objectif de se professionnaliser : de ce fait, leur pratique amateur, toujours selon Donnat, s’inscrirait plutôt dans la passion dévorante et l’engagement total que dans la pratique discrète.

Ces joueurs qui sont des joueurs passionnés avant même de songer à participer à des compétitions de haut niveau sont, en tant «qu’amateur de», au courant des possibilités de se professionnaliser dans ce milieu. Ainsi, lorsque l’occasion se présente, c’est-à-dire lorsqu’ils souhaitent sortir du système scolaire ou de la voie plus traditionnelle qui leur était recommandée, ils se dirigent naturellement vers une potentielle voie professionnelle, celle du jeu vidéo, qu’ils sont les seuls de leur entourage à connaître. Il est ainsi plus évident de comprendre pourquoi leurs parents et entourage d’une génération antérieure ont des difficultés à comprendre que l’on puisse gagner de l’argent en jouant à des jeux vidéo puisque les joueurs eux-même ne sont au courant de cette possibilité uniquement parce qu’ils sont investis de manière amateure depuis des années.

On peut en déduire que l’investissement préalable dans le milieu des jeux en ligne représente aussi une condition d’accès à la professionnalisation dont la légitimité n’est pas encore communément établie et qui n’est pour le moment reconnue que par les amateurs de jeu vidéo : on accède au milieu de l’esport parce que l’esport constitue une forme de continuité du jeu en ligne qui met déjà en situation des joueurs devant coopérer ou s’affronter. Dans le cas de League of Legends, la seule façon de jouer est de jouer des parties avec/contre d’autres joueurs. Si les compétitions ont d’abord été prises en charge par des organismes externes tels que l’ESL (E-Sport League, qui est une plateforme permettant aux joueurs eux-mêmes de mettre en place des tournois), le jeu a progressivement intégré une dimension e-sportive à l’intérieur même du jeu, rendant ainsi les compétitions plus accessibles aux joueurs.

Si l’on croit assister à une sorte de démocratisation de l’accès aux compétitions de sport électronique, seule une minorité très restreinte peut aujourd’hui se vanter d’avoir été un joueur professionnel. En effet, cette pratique reste, bien que de plus en plus accessible, extrêmement élitiste, puisque la «démocratisation» implique une participation plus massive des joueurs, et donc plus de concurrence. À l’instar des sports traditionnels, seuls quelques élus qui suivent un entrainement intensif ont l’opportunité de représenter une équipe lors des compétitions.

Afin de pouvoir s’octroyer la chance de faire partie de cette minorité, les joueurs se doivent donc de s’investir. Il s’agit d’un investissement en terme de temps, mais pas seulement, puisque comme nous l’avons vu dans Le sacre de l’amateur de Patrice Flichy, pour passer d’amateur à professionnel il faut surtout en manifester la volonté. Dans le cas des joueurs, on constate une différence relativement faible entre le niveau de jeu des meilleurs joueurs amateurs et des joueurs professionnels. En effet, dans League of Legends, les joueurs les mieux classés sont en réalité plus souvent des joueurs amateurs que des joueurs professionnels : leur niveau de jeu leur donne juste l’opportunité de s’engager dans une équipe de haut niveau et de se professionnaliser. En résumé, dans ce jeu d’équipe, évoluer individuellement n’est pas une option et rejoindre une équipe symbolise cette volonté d’investissement.

Les enquêtés ont fait ce choix de mettre à  profit leur niveau de jeu pour un objectif commun : en l’occurence la ligue LCS. En effet, cette ligue représente l’objectif de la plupart des équipes semi-professionnelles. Elle est considérée comme «professionnalisante» dans le sens où la mise sous contrat avec les développeurs du jeu, Riot Games, officialise et stabilise leur situation. Rappelons le, certains des enquêtés ont rencontré ou ont connu des problèmes concernant le comportement des organisations prenant en charge des joueurs (que ce soit au niveau de la rémunération ou du management) : cette perspective d’être sous contrat avec Riot Games qui est un grand groupe international assure la stabilité de leur situation professionnelle.

Néanmoins de nombreux joueurs, tels que les enquêtés, considèrent leur activité comme une situation professionnelle, puisqu’elle les occupe à plein temps et ils perçoivent une forme de rémunération. Dès lors qu’une quelconque rémunération entre en jeu, les relations entre les joueurs peuvent être amenées à changer ; du groupe d’amis ou de partenaires jouant entre eux à distance, ils passent désormais à un statut de «collègue», jouant en Gaming House et vivant ensemble au quotidien. De la même manière qu’un contrat de travail, l’activité en Gaming House concrétise et «officialise» la situation professionnelle d’un joueur, qui se retrouve désormais contrait physiquement à être présent tel jour à telle heure de la journée pour jouer tant de temps. La pratique du jeu prend une dimension différente et certains enquêtés soulignent même une disparition de l’aspect ludique et moins de plaisir à jouer. Il ne s’agit plus de jouer pour une quelconque satisfaction personne, mais bien pour gagner de l’argent.

De plus, il semblerait qu’il y ai de très grandes disparités de revenus entre les joueurs semi professionnels, professionnels, et les plus grandes «stars» du jeu vidéo. Si les premiers peuvent espérer pouvoir vivre de leur passion certains mois, les autres vivent plus aisément, voir même très bien, le salaire pouvant grimper jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros par mois, comprenant les salaires de Riot Games, de leur équipe, de potentiels contrats publicitaires, du streaming et des «cashprize», c’est-à-dire les récompenses en cas de bonne place en tournoi.

La rémunération permet aussi de rendre la pratique du jeu vidéo légitime aux yeux de l’entourage, puisque c’est la «preuve» pour les parents que leur fils ne «passe pas ses journées à glander» (N.). De ce fait, si les individus étrangers à cette activité ne comprennent pas ses enjeux, l’aspect rémunératoire permet tout de même de leur faire prendre conscience de ce qu’elle peut représenter. La perception de la pratique semble aussi varier selon les générations, les jeunes comprenant les joueurs et les séniors restant sceptiques. L’explication, et nous en avons déjà discuté précédemment, réside dans le fait que les jeux vidéo héritent encore aujourd’hui de ce stigmate qu’on lui a attaché lors de ses débuts, mais surtout dans le fait que la professionnalisation des joueurs n’est que très récente et connue essentiellement des initiés. Les jeunes joueurs représentent donc en quelque sorte la première génération de professionnels du jeu vidéo en ligne.

En ce sens, le sport électronique semble avoir un bel avenir devant lui, puisque «sa légitimité va s’accroitre avec les futurs générations». (J.) Les enquêtés constatent de plus en plus la transformation progressive du sport électronique en «buisness», ce qui est globalement perçu comme une mauvaise chose. Si la commercialisation du sport électronique peut «détruire la passion du jeu» pour certains, elle représente néanmoins un tremplin vers la légitimité d’une activité qui peut, à terme et à l’instar du sport, appartenir à la culture de masse. Le sport électronique représente encore une «bulle» pour un joueur, une bulle dans laquelle «tu t’sens bien, tu sais que tu as du potentiel, t’es bon, t’es quelqu’un, mais quand tu sors de cette bulle, t’es plus personne». (N.V.)

Cette «bulle» est cependant de taille variable, puisque l’esport représente en Corée du Sud l’équivalent de notre sport traditionnel et les joueurs sont de vraies célébrités aux yeux de la population. En France, le sport électronique se développe relativement bien et compte à ce jour au moins 2 Gaming House, mais il est encore plus reconnu aux États-Unis. Aux États-Unis et en Malaisie se développent des options et des évènements de jeux vidéo au sein des universités à l’instar de nos évènement sportifs. L’enquêté M. déclare que le marché du sport électronique est énorme et a un grand potentiel, mais que les médias ne l’ont pas encore reconnu, en partie parce que l’audience sur internet n’est pas aujourd’hui réellement disséquée et interprétée et ne représente pas pour la télévision quelque chose de rentable. Néanmoins, nous entendons de plus en plus parler du sport électronique dans les médias français et la pratique semble de plus en plus légitime grâce à sa professionnalisation croissante.

Pour conclure

 

La pratique professionnelle du jeu vidéo semble s’inscrire dans les nouvelles professions émergentes liées aux nouvelles technologies et à internet.

C’est une activité particulièrement élitiste : si la faible ampleur du phénomène e-sport permettait aux joueurs amateurs de plus facilement se distinguer, sa hausse de popularité implique une croissance continue de la concurrence. Élitiste aussi car elle suppose certains pré-requis : d’une part, les joueurs amateurs souhaitant se consacrer à une carrière professionnelle dans le jeu vidéo doivent pouvoir y investir beaucoup de temps sans forcément profiter d’une rémunération et de ce fait, pouvoir vivre sur d’autres réserves économiques pendant ce laps de temps, ce qui explique notamment pourquoi la grande majorité des joueurs professionnels sont en réalité de jeunes (ex) étudiants vivant chez leurs parents avant d’être recrutés par des organisations.

Ce graphique confirme nos hypothèses selon lesquelles un joueur a en moyenne entre 16 et 24 ans, et qu’il est très familier avec les nouvelles technologies.

Source : newzoo.com

Le sport électronique semble croître naturellement. Selon Eric Hirshberg le directeur général d’Activision Blizzard (grand éditeur et développeur américain de jeux vidéo dont les jeux sont joués par des dizaines de millions de joueurs à travers le monde): «Le phénomène de l’esport se produit indépendamment de nous. Les joueurs sont en compétition à chaque instant et le jeu est compétitif par nature. Même si nous ne mettons rien en place pour favoriser cette croissance, ce phénomène va s’accroître tout de même, car les joueurs le veulent» (source : forbes.com)

Source : newzoo.com

Cet autre graphique illustre la croissance de l’audience et des revenus générés par le sport électronique dans le monde entre 2012 et 2017. L’étude montre par ailleurs qu’en comparaison avec les sports traditionnels, les revenus pourraient surpasser 1 milliard de dollars d’ici quelques années.

Le sport électronique fonctionne notamment parce qu’il attire un public important, et si les amateurs pratiquant sont nombreux, les «amateurs de» (les fans) le sont encore plus. Ci dessous, nous pouvous  constater  que les «viewers»  (c’est à dire les spectateurs) sont environ 3 fois plus nombreux que les participants.

Source : newzoo.com

En conséquence, la « sous culture » du jeu vidéo semble depuis plusieurs années se faire connaître du grand public grâce au développement d’une scène compétitive et plus précisément avec l’apparition de professionnels du jeux vidéo. Ces amateurs et professionnels luttent quotidiennement pour la reconnaissance de leur pratique et si l’on constate que sa popularité est différente selon le pays, le sport électronique en France se développe rapidement et est souvent le théâtre de compétitions internationales. Alors que les joueurs semi-professionnels sont suceptibles de vivre dans des conditions difficiles, la situation des joueurs professionnels tend à se régulariser  et à se stabiliser, et l’esport pourrait devenir, d’ici quelques années, une culture de masse.

BIBLIOGRAPHIE

Patrice Flichy. Le sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Seuil, 2010, 97p.

A propos de la professionnalisation, JM. Barbier, E. Bourgeois, G. Chapelle, JC. Ruani-Borbolan (éd. 2009), Encyclopédie de l’éducation et de la formation, (p. 781-793). Paris : PUF.

Boutet M, 2011, «Un rendez-vous parmi d’autres. Ce que le jeu sur internet nous apprend du travail contemporain», Ethnographiques.org, n°23, Dossier «Présences au travail : visibilités et invisibilités»

S. Coavoux, «L’espace social de World of Warcraft», in Ter Minassian (Hovig), Rufat (Samuel), Les jeux vidéo comme objet de recherche, Questions Théoriques, 2011, p.164-180.

Raphaël Koster, “Esthétique des jeux video”, Le jeu vidéo comme manière d’être au monde, Nouvelle revue d’esthétique, 2013 (n°11), p.99-106

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