par Pierre-Adrien CARTON
“The computer industry is the only industry that is more fashion-driven than women’s fashion.”
- Richard Stallman
La micro-informatique est une industrie qui poursuit son expansion depuis maintenant presque 50 ans, elle s’est introduite peu à peu dans tous les autres secteurs d’activités, en commençant par les centres de recherche et les banques. Mais, et ce depuis le début des années 80 et la démocratisation de la micro-informatique personnelle, l’ordinateur a surtout réussi son implantation dans nos foyers.
Les chiffres de l’INSEE indiquent qu’en 2015, en France, près de 80% des ménages étaient équipés d’un micro-ordinateur. entre 2014 et 2016 les micro-ordinateurs s’écoulent dans le monde au rythme de 70 à 80 millions d’unités par trimestre. L’ordinateur personnel est donc aujourd’hui un bien de consommation comme un autre, ou presque. En effet la constante évolution technologique de la micro informatique est propice à entretenir l’obsolescence programmée et donc prématurée de machines ayant dépassé les quelques années d’utilisation.
Se pose alors un problème de taille, celui du recyclage. Si nous consommons de manière répétée des micro-ordinateurs, alors, nous créons inévitablement des déchets. Nous allons voir que la micro-informatique occupe une place particulière dans la grande liste des déchets liés à la consommation. Nous aborderons ensuite l’état de la prise de conscience et des habitudes des usagers via l’analyse des résultats d’un sondage. Enfin nous finirons sur quelques initiatives existantes oeuvrant dans le domaine du recyclage des biens informatiques.
La citation qui ouvre ce texte est de Richard Stallman le père fondateur du mouvement pour le logiciel libre. Nous verrons plus loin que les logiciels propriétaires jouent un rôle essentiel dans le rythme de consommation du matériel informatique. Mais revenons d’abord sur la notion d’obsolescence programmée. Cette notion n’a pas attendu l’arrivée de l’informatique pour exister. En effet elle été déjà présente au début du XXe siècle. En 1928, on peut lire dans un article de l’influent Printer’s Ink, journal destiné aux publicitaires, qu’un produit qui refuse de s’user est une tragédie pour les affaires. En effet, les peurs des industriels se cristallisent, que se passe-t-il quand tout le monde possède déjà tout ? Il faut donc que les produits cessent de fonctionner après une période “satisfaisante” pour pouvoir à nouveau générer du profit avec le même produit auprès du même client.
Mettre en place ce système d’obsolescence programmée requiert une organisation, et un accord tacite que chaque producteurs du produit opérera la même tactique de peur que celui qui refuse de suivre la logique rafle l’intégralité du marché dans une sorte de “concurrence déloyale”. L’un des premiers exemples d’application de ce stratagème est peut être celui de l’ampoule à incandescence. General Electric avait à l’époque en association avec d’autres fabricants mondiaux mis en place un cartel, véritable entente entre concurrents de manière à maintenir la demande en ampoule à incandescence. Un système d’amendes avait été mis en place pour punir les fabricants dont les ampoules dépassait l’objectif des 1000 heures de durée de vie. Dans une caserne de pompier à Livermore en Californie, une ampoule est allumée depuis 1901, soit 116 ans à l’écriture de ces lignes. Une webcam retransmet en direct cette attraction, une curiosité qui a survécu dans un monde de plus en plus rongé par l’obsolescence programmée. Fait amusant, il a déjà fallu remplacer la webcam de la retransmission à deux reprises.
Pour revenir à nos ordinateurs, les constructeurs ont à leur disposition bien plus de pouvoir encore pour appliquer une politique d’obsolescence programmée. Le matériel informatique est complexe, quand une ampoule ne comporte guère plus qu’un bulbe en verre, un filament et un culot en métal, les cartes mères de nos ordinateurs sont composées de centaines de condensateurs, de batterie et autres pièces électroniques pouvant limiter la durée de vie d’un composant. La complexité des composants informatiques est clairement l’un des facteurs mais elle n’est pas le seul, en effet le matériel informatique sans logiciel est inutile. Et le logiciel, un bien immatériel et reproductible avec un coût quasiment nul, peut être la clef pour rendre un bien matériel, pourtant encore en bon état, indésirable voir même non fonctionnel. On peut enfin citer le manque de standardisation rendant les éléments matériels comme logiciels incompatibles entre eux, et même d’une génération à l’autre, donnant un autre argument au remplacement.
Maintenant que nous avons établi les logiques de production et de consommation autour de l’ordinateur personnel, nous pouvons nous poser la question suivante : où vont donc nos vieilles machines ? Et c’est là que le bas blesse, dans une économie idéale les vieilles machines seraient désassemblées, recyclées puis serviraient de ressources pour les nouvelles machines. Or s’il est à la mode pour les entreprises de faire du greenwashing la réalité du consumérisme effréné de matériel informatique dépasse largement les moyens de recyclage mis à la dispositions des usagers. La vérité, c’est que les e-wastes, ou déchets électroniques, se retrouvent par tonnes dans des décharges, notamment des pays en développement comme le Ghana ou le Nigéria. Cette façon d’utiliser ouvertement les pays en développement comme dépotoire du monde occidental est bien entendu illégale, seulement les responsables s’en sortent avec une pirouette particulièrement cynique en précisant que ce ne sont pas des déchets qu’ils apportent mais bien des machines d’occasion, renvoyant aux principes même de l’obsolescence programmée vus plus haut.
Si l’on met à part l’accumulation de déchets électroniques et que l’on ne considère que l’aspect recyclage, il y a là aussi bon nombre de problèmes. C’est un processus complexe qui requiert des infrastructures coûteuses partout où la consommation a lieu afin d’éviter que la micro-informatique échappe au recyclage et finisse mélangée avec le reste des déchets. On peut identifier plusieurs solution à ce problème, soit les autorités officielles organisent le recyclage dans chaque villes et villages. Soit les constructeurs s’engagent à récupérer les vieilles machines et à les recycler, ce que les géants de l’informatique comme Apple ou Dell se sont engagés à faire après avoir été pointé du doigts (cas d’Apple et des batteries d’ipod). Nous observons que ces solutions ne remettent pas en cause le concept d’obsolescence programmée ni la dépendance aux constructeurs, avant d’aborder plus en détail une solution alternative, j’ai souhaité récupérer des données pour mieux comprendre les usagers et leur rapport à la consommation et au recyclage informatique.
Pour les besoins de cet article j’ai choisi de réaliser une petite enquête par questionnaire via la plateform Google Forms. Les résultats exploités reposent sur les 105 premières réponses à ce questionnaire. Pour revenir un peu sur la méthodologie, le questionnaire a été diffusé sur deux média sociaux, Facebook et Reddit. Si l’on s’intéresse au profils établis lors de ce sondage on remarque que plus de 82% des sondés ont moins de 35 ans, ceci étant bien entendu un résultat dû au mode de diffusion du questionnaire, favorisant un public jeune. Autre point, près de 90% des sondés disent vivre sur un territoir urbain, cette question me semblait importante tant la différence en terme d’infrastructure de recyclage de pointe peut être importante entre un milieux rural ou urbain. Enfin une dernière question très subjective “Vous considérez vous écologiste ?”, à laquelle une petite majorité a répondu “oui” (51%), devait mettre en lumière s’il y avait forcément un lien entre un engagement ou un manque d’engagement écologique et une meilleure appréciation des enjeux du recyclage informatique.
Avant d’entrer dans l’analyse et le recoupement des résultats j’aimerais, m’attarder sur les biais de ce sondage. D’abord le mode de diffusion, comme précisé plus haut, utiliser exclusivement les réseaux sociaux et ce dans la sphère immédiate limite grandement la population ayant eu accès à ce sondage. Secondement, plusieurs choix ont été effectués pour ne pas effrayer le public susceptible d’être sondé. Enfin la question “Vous considérez vous écologiste ?” peut apparaître comme stigmatisante et donc produire des résultats peu fiable dans le cas où un individu sans réelle conscience écologique indique que oui, et ce malgré l’anonymat complet des réponses.
Un autre point crucial qui ressort de ces résultats, c’est l’apparent conformisme aux objectifs de consommation des constructeurs de la part des consommateurs. Ainsi le consommateurs a délaissé l’ordinateur fixe pour le portable : plus pratique, il correspond à l’usage ubiquitaire de l’informatique et sert parfaitement d’introduction à ce que seront les tablettes. L’ordinateur portable a cependant ses inconvénients : plus faible avec des composants moins performants par défaut, il renforce l’emprise de l’obsolescence par le logiciel. Plus fragile; des pièces mobiles ou miniaturisées produites à bas coûts pour casser les prix, résultants en de nombreuses surchauffes et autres casses matérielles. Chez le public sondé on remarque qu’en moyenne on a possédé deux ou trois ordinateurs portables contre seulement un ordinateur fixe. La popularisation des ordinateurs portables s’accompagnent d’un taux de remplacement généralisé à 5 ans et moins pour la majorité des sondés (64,8%). Ce rythme correspond plutôt bien au rythme des versions dites “fortes” (c’est à dire plus stables) du système d’exploitation de Microsoft : XP en 2001, Seven en 2009, et 10 en 2015. De plus, moins d’un quart du public sondé (23,8%) achète ses composants à part, préférant les solutions “tout intégré” comme les ordinateurs d’Apple ou Dell par exemple. Cela s’explique assez directement par l’apparente technicité de l’assemblage d’une machine. On va trop facilement comparer l’ordinateur à une voiture. Or pour monter ou démonter un ordinateur il ne faut guère plus d’outils et de temps que pour monter un meuble Suédois. Cette méconnaissance cultivée, suscite le besoin de la part du consommateur d’être conseillé, ce n’est plus l’acheteur qui va acheter un produit mais bien le constructeur qui invite l’acheteur à consommer une solution. Une position que le constructeur n’a pas intérêt à perdre bien entendu.
Nous pouvons donc conclure que les solutions de recyclage explicitées en première partie n’ont pas un impact suffisant sur la population sondée. Mais surtout elles ne suffisent pas à régler les problèmes systémiques, à savoir l’hégémonie du logiciel propriétaire, des machines préconfigurées, voir fermées et du discours publicitaire chez un consommateur très peu informé, et le manque complet de contrôle sur sa consommation qu’ils induisent.
Parlons maintenant de Free Geek, une association à but non lucratif ayant d’abord vu le jour à Portland dans l’Oregon. Plusieurs autres associations portant le même nom se sont ensuite développé dans le reste du continent nord américain. La mission de cette association est principalement le recyclage de la micro-informatique, mais aussi l’éducation populaire des consommateurs. Les volontaires de ces associations ont déjà recyclé, démonté ou réassemblé des centaines de milliers d’ordinateurs, issus de donations. Free Geek possède également une boutique où l’on peut acheter les machines reconditionnées.
Nous avions vu plus haut que le logiciel propriétaire était un moyen terriblement efficace pour entretenir une forme d’obsolescence du matériel. Certains observateurs notent qu’entre deux versions du traitement de texte de Microsoft les configurations minimales ont drastiquement évolué. En effet entre Word 97 et Word 2010 nous avons eu besoin de processeurs 20 fois plus performants, de 16 fois plus d’espace disque et de 43 fois la capacité en mémoire vive pour écrire le même texte. Face à ces augmentations, pour grande partie artificielles mais aussi à l’arrêt des supports techniques après un certain nombre d’années ou encore le changement de standard, le consommateur est donc poussé à changer de machine bien avant que cette dernière ne faillisse. L’association Free Geek emploi exclusivement des logiciels libres sur les machines qu’elle réhabilite. Ceci pour trois raisons : c’est gratuit, pas de frais de licence lié à l’installation d’un système GNU/Linux. Ces logiciels fonctionnent même sur les machines le plus anciennes ou les plus modestes contrairement au cas Word présenté plus haut. Enfin il permet de libérer un consommateur devenu prisonnier de ces suites logicielles qui viennent fournies avec la machine et qui lui apposent une date de péremption prématurée.
L’autre mission de FreeGeek est très clairement d’éduquer. On rappel le proverbe donne un poisson à quelqu’un il mangera demain apprend lui à pêcher… L’association fonctionne grâce à un flux de volontaires, venant démanteler ou réhabiliter de vieux ordinateurs. Ces volontaires ne sont pas du tout tous spécialistes en électronique et en informatique, et ça n’est pas le but de l’association, au contraire elle met un point d’orgue à faire venir des néophytes et à les former au recyclage des composants, mais aussi aux logiciels libres, à la configuration et l’assemblage de machines. Ceci aide l’usager à s’émanciper d’une situation de consommation aveugle. En effet sans ces qualifications le consommateur est une proie facile pour le publicitaire.
Le choix de parler d’une association américaine et de recouper cela avec des données principalement françaises était également celui de montrer l’écart qu’il peut exister aujourd’hui entre les solutions présentes là bas et l’état d’esprit existant ici. Des associations comme FreeGeek existent en France seulement leur rayonnement semble très faible comme l’a rappelé le dernier résultat du questionnaire.
L’enjeu du recyclage de la masse de matériel informatique produite depuis bientôt un demi siècle est majeur. Au moment où l’impacte de l’homme comme principal facteur de la crise climatique n’est plus qu’un débat opposant scientifiques et lobbyistes industriels, il devient clair que la somme des actes de chacun, en terme de consommation responsable est en mesure d’amorcer une dynamique. C’est pourtant un
Cependant, malgré son importance, le problème du recyclage de nos machines du quotidien reste méconnu, peu ou mal compris du grand public. Les pratiques de consommation demeurent beaucoup plus proches d’un scénario d’expansion industrielle que de celui d’une consommation responsable. La perspective du “tout portable” ou la monté des systèmes fermés, tant en terme de hardware que de software, associées au peu de connaissances des utilisateurs sur le matériel en lui même nous fait tendre vers une dépendance grandissante de l’usager aux constructeurs.
Il existe des initiatives oeuvrant pour le recyclage de la micro-informatique, allant de la réhabilitation des vieux ordinateurs fonctionnels à la récupération des métaux précieux dans le cas où un composant ne serait pas réparable ou remplaçable. Ces associations nous apprennent beaucoup sur la réalité qui se cache derrière les mécanismes d’obsolescence programmée ou l’incitation à la consommation poussées par le logiciel propriétaire.
Nous avons déjà dépassé l’ère du micro-ordinateurs personnel et des mainframes, pour entrer dans l’ère de l’informatique ubiquitaire. En effet aujourd’hui chacun s’équipe en smartphones avec un taux de pénétration plus fort y compris dans les marchés ou la micro informatique peinait encore et un rythme de remplacement plus élevé. Une vision alarmante, tant le défi du recyclage de nos machines d’hier est toujours bien présent à un moment où nous devrions déjà penser au recyclage de nos téléphones d’aujourd’hui.
[Webographie]
https://i.unu.edu/media/unu.edu/news/52624/UNU-1stGlobal-E-Waste-Monitor-2014-small.pdf
https://www.youtube.com/watch?v=-1j0XDGIsUg