LES MONDES NUMERIQUES

Blog des Masters en Sciences Sociales de l'Université Gustave Eiffel

Les stratégies personnelles lors de “mentorat inversé” : une étude de cas

étudiante : Bueno

Le mentorat inversé, de quoi s’agit-il?

 

Le « mentorat inversé ». Des entreprises s’y essaient depuis 1990. En France, Axa, Engie, Danone, ont adopté le dispositif lancé au sein de l’entreprise General Electrics en 1990 par Jack Welch inventeur du concept de «reverse mentoring». Les jeunes formaient les directeurs à l’utilisation d’email et aux feuilles de calculs excel, aujourd’hui les médias sociaux, les applications mobiles également sont au « programme ».

Cette pédagogie s’inscrit dans une nouvelle organisation du savoir qui consiste à décloisonner les disciplines, à travailler en interdisciplinarité, même dans les entreprises pour faire circuler les connaissances en interne. Poussé par la digitalisation des sphères de l’entreprise, de l’éducation, de nouveau dispositifs comme les MOOCs, les Twictées, la pédagogie inversée, font leur entrée dans les universités, les entreprises. Le principe du mentorat inversé c’est quand dans une entreprise “une jeune personne utilise son savoir sur les technologies pour coacher un collègue senior dans ses pratiques” (traduction, Baily, 2009 : 112).

Elle met donc en relation les seniors de la génération des Boomers et celle des Millennials ou génération Y, d’après la dénomination de Neil Howe et William Strauss. Cette génération née entre 1980 et 2001 se caractérise par une disposition pour les outils technologiques, la flexibilité dans le travail, elle a de grandes attentes envers le futur, souhaite un avancement rapide, des retours fréquents sur ses performances, le cumul d’expériences, possède des routines de travail flexibles et a une volonté de s’engager auprès de sa communauté. La méritocratie est particulièrement importante pour eux, l’avancement professionnel est selon eux basé sur leurs performances professionnelles et pas sur les années de travail comme le veut le modèle traditionnel (Aslop, 2008).

A partir de ces premières idées nous nous demanderons comment s’opère ce dispositif et comment cette pédagogie de « mentorat inversé » permet d’articuler les différences entre les générations.

Le mentorat inversé à l’horizontale : quelles stratégies personnelles à l’oeuvre?

Dans ce travail il s’agira à la rencontre de la sociologie de l’éducation et de la sociologie du numérique de comprendre quelles stratégies sont misent en place dans cet espace social hors du cadre hiérarchique «habituel», structurellement normalisé de la relation de maître à élève. L’analyse des stratégies misent en oeuvre par le mentor et le mentee permettra de donner des pistes de réponse pour comprendre comment s’articule cette horizontalité, coeur du dispositif de mentoring inversé. Quelle est la relation de pouvoir, maître élève qui se dessine dans ces tête à tête?

La stratégie est une notion complexe, nous retiendrons la définition de Pierre Bourdieu explicitée par (Dewerpe, 1996). Disposant d’un certain capital, dans un champ structuré par des règles et des enjeux, un agent adopte une stratégie pour en tirer le maximum de profit. Cette stratégie n’a pas besoin d’être délibérément choisie, elle peut être d’autant plus efficace qu’elle n’est pas intentionnelle.

L’hypothèse suivante est formulée. Si les retours d’expérience démontrent souvent que ces mentorats sont l’occasion pour les jeunes de prouver leur utilité, et aux seniors de s’acculturer au digital (Finkelstein, L. M. et al, 2003), ne peut-on pas observer une reproduction des codes hiérarchiques bien verticaux? Quelles stratégies sont misent en place de part et d’autre pour maximiser son profit?

Le terrain : un cas pilote en entreprise

L’entreprise qui fait l’objet de l’étude de cas est une entreprise vieillissante. Les statistiques internes sont claires, 48 ans d’âge moyen et seulement 3% des effectifs a moins de 30 ans sur plus de 10.000 salariés. Un fossé générationnel est donc à combler et un second enjeu concerne le virage numérique des usages liés à la consommation de contenu audiovisuel. Réussir le tournant digital est un enjeu capital pour assurer la survie de l’entreprise, afin de suivre les usages et s’adapter aux changements de comportement des français.es. Si des équipes Recherche et innovation sont dédiées à l’étude des nouveaux usages, autour de la réalité virtuelle et augmentée, les caméras 360, les pratiques dans les voitures automatiques, des pratiques managériales sont testées pour combler ces problématiques.

Dans ce contexte le service marketing RH a proposé une expérimentation intitulée «exploration digitale» apparentée à un dispositif de mentorat inversé. Il s’agit de «moments de partage, d’échange de pratiques, de trucs et astuces, mais aussi de moments de découverte et d’ouverture au changement». La rencontre entre «explorateurs»- mentee : membre des RH volontaire en recherche de réponses aux questions liées au digital et « éclaireur »-mentor : alternant volontaire en charge de l’accompagnement a quatre buts affichés :

  • accompagner au plus près, certains acteurs RH dans leur compréhension des codes et usages des outils digitaux,
  • leur permettre de mieux comprendre les bénéfices de ces outils dans leur pratique professionnelle et leur proposer de nouvelles solutions,
  • leur faire gagner du temps, simplifier leurs actions et innover,
  • créer du lien, favoriser les coopérations intergénérationnelles.

Ces rencontres sont réalisées pendant les heures de travail prévues en entreprise en plus des missions des collaborateurs. D’une durée de 30 à 45 minutes, sous la forme hebdomadaire ou bimensuelle elles peuvent s’échelonner de 3 à 6 mois selon les objectifs fixés par les deux parties.

Méthodologie d’analyse

En entreprise j’ai rencontré une personne des RH qui cherchait des alternants pour tester à petite échelle le dispositif. Quatre binômes ont été formés lors de cette première phase de test qui a durée 6 mois entre les mois de Juin et Décembre 2016. Partie prenante du dispositif j’ai effectué de l’observation participante, tenu un carnet de bord pour noter les rencontres, les lieux de rendez-vous, le temps passé, les sujets abordés. Celui-ci est devenu un « Carnet d’exploration numérique » utilisé en interne pour le suivi de la part des RH avec les autres alternants.

Dans un second temps, des entretiens ont été effectués avec les participants. J’ai réussit à rencontrer les trois autres mentors et les trois mentee. La grille d’entretien élaborée est ci-après. Il aurait été intéressant de les avoir en entretien en binôme mais cela n’a pas été possible, certains alternants ont terminé leur contrat en décembre, les mentee ont un temps disponible limité, j’ai préféré me concentrer aux entretiens en face à face. Il a été possible d’observer une rencontre entre un binôme et j’ai ensuite en Décembre eut l’occasion de présenter le dispositif à des groupes de collaborateurs RH puis à des alternants en collectif ce qui m’a donné la possibilité d’avoir des retours, de collecter leurs interrogations, inquiétudes ou idées lors de ces présentations en groupe.

L’objectif de cet article est d’offrir un aperçu de l’expérience globale, des différents niveaux et points de vue, nous préciserons le point de vue de l’initiatrice du projet et des deux parties (mentor et mentee), tout en ciblant plus précisément une analyse au niveau individuel des stratégies personnelles en jeu dans la relation du binôme afin de connaitre le point de vue de chacun des mentor.é. Une méthodologie qualitative selon une épistémologie constructiviste. Comme ce travail de recherche doit être public il ne m’est pas autorisé de divulguer le nom de l’entreprise et des informations n’ont du être effacées pour anonymiser les services et le niveau organisationnel.

Grille entretien mentor:

  • Quelle est votre fonction dans l’entreprise?
  • Quelle est votre connaissance du digital ?
  • Comment avez vous entendu parler du dispositif ?
  • Pourquoi avoir souhaité participer ? Quelle est la.motivation première ?
  • Que pensiez vous que cela allait vous apporter?
  • Vous sentiez vous a l’aise denseigner à qqn? Un supérieur en plus ? L’aviez vous déjà fait ?
  • Comment s’est passée la première rencontre avec le mentoré ? Qu’avez vous décidé de mettre en place ensemble comme objectif ?
  • Êtes- ce facile? Connaissiez vous les outils que le me mentoré souhaitait apprendre à utiliser ? Comment vous êtes vous arrangé pour répondre à ses attentes?
  • Comment vous placiez vous lors des rdv ? Quelle disposition ?
  • Lui avez-vous donné des exercices à réaliser hors de vos rendez-vous?
  • Avez vous eut la possibilité de le rencontrer hors cadre?
  • L’avez-vous sollicité pour d’autre chose que le mentoring ?
  • Qui décidait des heures de rdv ? Qui clôturait le rdv?
  • Qu’avez vous appris de cette expérience
  • Êtes- ce utile ? 1 à 6
  • Le recommanderiez-vous ?
  • Problèmes rencontrés ?
  • Amélioration à porter au dispositif ?
  • Quand se termine votre contrat? Souhaiteriez-vous rester dans l’entreprise ?
  • Est-ce une expérience que vous inscririez sur votre CV pour la valoriser ?

Grille entretien mentee

  • Quelle est votre fonction dans l’entreprise?
  • Qu’elle est votre connaissance du digital ?
  • Comment avez vous entendu parler du dispositif ?
  • Pourquoi avoir souhaité participer ? Quelle est la.motivation première ?
  • Que pensiez vous que cela allait vous apporter?
  • Vous sentiez vous a l’aise denseigner à qqn? Un supérieur en plus ? L’aviez vous déjà fait ?
  • Comment s’est passée la première rencontre avec le mentoré ? Qu’avez vous décidé de mettre en place ensemble comme objectif ?
  • Comment vous placiez vous lors des rdv ? Quelle disposition ?
  • Lui avez-vous donné des exercices à réaliser hors de vos rendez-vous?
  • Avez vous eut la possibilité de le rencontrer hors cadre?
  • L’avez-vous sollicité pour d’autre chose que le mentoring ?
  • Qui décidait des heures de rdv ? Qui clôturait le rdv?
  • Qu’avez vous appris de cette expérience
  • Êtes- ce utile ? 1 à 6
  • Le recommanderiez-vous ?
  • Problèmes rencontrés ?
  • Amélioration à porter au dispositif ?
  • Pensez vous que ce dispositif peut-être étendu à plus grande échelle ?
  • Quel est l’intérêt pour l’entreprise? Votre service? Vous même?
  • Avez vous déjà été formé aux enjeux et outils digitaux? Qu’elle est la différence principale entre ce dispositif de mentoring et une formation classique en un jour ou plus sur un sujet précis ?
  • Avez-vous parlé de ce mentoring à d’autres collègues? Vous sentez vous fier, un peu honteux, cache d’avoir participé à ça?
  • Avez-vous été à l’aise de poser les questions que vous souhaitiez ?

Participants

Diego, 56 ans. Membre du comex RH. et Amélie, 22ans, BTS com, travaille à la direction de la communication.

Cécile, 48 ans. Membre du comex RH. A été poussée par une collègue à tester le dispositif suite au désistement d’un collègue.  et Edouard  24 ans, chef projet RH.

Armelle, 52 ans. Membre du comex RH. et Sébastien, 23 ans, assistant communication.

Analyse

La description des rencontres sera suivie par l’analyse des techniques de transmission des connaissances utilisées avant de finalement étudier la stratégie de chaque participant.

L’organisation des rencontres

            La sélection et la préparation

Nous commencerons par exposer comment se sont déroulées les rencontres pour comprendre la configuration organisationnelle et spatiale. Les volontaires de ce premier test ont dans un premier temps été sélectionnés via le bouche à oreille autour de l’initiatrice du projet. Une première réunion a été faite avec les mentors intéressés dans laquelle les principes ont été exposés. Un « guide d’exploration » a été distribué pour rappeler les bonnes pratiques, les valeurs à respecter (écoute, pédagogie, patience, confiance, humilité, souplesse, ouverture, curiosité, bienveillance), évaluer le niveau du mentor et le guider dans les rencontres à venir. Les binômes ont été proposés par Nathalie et tous acceptés. Elle a ensuite proposé une mise en relation selon les intérêts et la personnalité des candidats.

            Une rencontre pour cibler les objectifs du mentor

Le dispositif se poursuit par une première rencontre décisive qui permet de jauger la bonne entente entre les personnes en binôme, de faire connaissance. “Ca a été le moment de voir que je ne m’entendrais pas du tout avec celle que j’étais censée mentorer, elle était très directive, m’a fait des remarques que je n’ai pas aimé et nous avons été d’accord pour ne pas poursuivre ensemble. Elle a préféré appeler le service informatique pour faire fonctionner une application sur son téléphone mobile professionnel » explique Amélie avant d’être finalement associée à Diego un autre membre du comité exécutif (comex) de retour de vacances. Pour les trois groupes cette rencontre a permis de fixer les premiers objectifs, de « casser la glace », se présenter et comprendre le métier du mentoré pour cibler les besoins qu’il pourrait avoir s’il ne sait pas lesquels formuler au premier abord. Deux des seniors avaient des objectifs précis, Cécile souhaitait augmenter son e-reputation et Armelle gagner du temps dans la gestion de ses emails. Quant à Diego il était dans une démarche de « découverte »: « il y avait de nombreux noms d’applications que je ne connaissais pas et j’avais envie de voir comment elles fonctionnaient. Ma fille m’en parle quelques fois mais je ne vois pas ce qu’est snapchat ou whatsapp. Je ne saisissais pas bien les différences entre les uns et les autres. Je perds souvent mes mots de passe et me demandais comment les gérer plus facilement. Partager des fichiers lourds est aussi souvent impossible, ma secrétaire s’occupe beaucoup de tout ça pour moi. Armelle m’en a fait un aperçu et m’a fait découvrir de nouvelles choses c’était très instructif. »

            Des rencontres dans le territoire du senior

Pour tous les tandem, les rencontres se sont déroulées dans le bureau du senior, côte à côte plus ou moins derrière le bureau avec lui ou elle de façon à ce que chacun puisse avoir un accès au clavier et voit l’écran. « Cela crée de suite une proximité de s’installer à coté derrière son bureau, au début je m’étais assis en face et dans la rencontre on s’est de plus en plus rapproché jusqu’à se retrouver cote à cote, c’était drôle » confie Sébastien. Edouard a beaucoup aimé le regard interrogateur de plusieurs personnes qui passaient devant le bureau. Concernant le lieu du rendez-vous, « C’est plus pratique d’être dans mon bureau parce que la plupart de mes réunions après sont à cet étage » nous explique Armelle. Son mentor Sébastien lui aime mieux y aller aussi « c’est l’occasion de faire des rencontres hors de mon service, j’élargis ma zone un peu, elle a une machine à café, on peut se faire des bons Nespresso ». Amélie trouve cela plus pratique parce que le bureau est aussi plus grand, « on a plus de place pour discuter que dans mon bureau où il y a trop de passage. Une fois on s’est retrouvé sur une table dans un couloir proche de la machine à café, beaucoup de monde est venu lui parler, poser des questions, j’ai un peu tenu la chandelle et il n’a pas vraiment coupé celui qui est venu l’accoster ». Lors d’une séance que j’ai pu observer entre Edouard et Cécile savoir si la porte restait ouverte a été un débat. La rencontre avait lieu le matin et chaque personne qui passait devant le bureau la saluait, toquait pour déposer des dossiers ou confirmer sa présence à une réunion à venir. Edouard était agacé. En entretien ensuite il explique

« Elle est très occupée et prend nos rencontres un peu à la légère, elle veut que ça aille vite mais rester disponible pour les autres. Si l’on fermait la porte et qu’elle se concentrait quelques instants même 15 minutes je pourrais garder le fil d’une explication plus de 4 minutes. Elle regarde ses emails dès qu’elle entend un ping. C’est drôle je me sens vraiment dans la position du prof, sauf que c’est une supérieure avec des comportements que l’on prête aux jeunes et qu’elle m’exaspère. La première fois que l’on s’est vu cela m’a énervé mais finalement j’en prends mon parti, je regarde les dossiers qui trainent sur son bureau, je profite de la vue sur la Tour Eiffel, j’arrive plus tôt et traine dans les couloirs pour me faire du réseau et saluer les personnes aussi. Finalement j’ai plus intérêt à ce que les rencontres durent sur le long terme»

D’après ces éléments nous pouvons dire que de part et d’autre chacun est satisfait de cette configuration, l’un car il a moins de déplacement à faire et l’autre parce qu’à l’inverse il peut multiplier ses chances d’augmenter son réseau ou à minima son champ des possibles et ses territoires.

Quelles techniques de pédagogie?

Des difficultés à transmettre des connaissances tacites

Dans la majorité des ouvrages consultés, les recherches sur la génération Y célèbrent leur facilité à manier les outils numériques.Les études sur le sujet démontrent que cette classe qui inverse les rôles de l’apprenant et du professeur sont un moyen d’accompagner la transformation numérique de l’entreprise d’une part et de favoriser les échanges et dialogues entre les générations d’autre part. Le processus est considéré comme positif pour le jeune qui peut apprendre les stratégies de business et les savoirs de leurs collègues seniors (Baily, 2009:112). Mais entre 1980 et 2001 les technologies ont changées, les usages sont différents selon les personnalités, selon les études réalisées. Le questionnaire autodiagnostique de maitrise des outils informatique distribué lors des premières rencontres permet de se rendre compte à quel point les bases diffèrent entre les mentors. Nathalie l’initiatrice du projet considère que les alternants ont « une propension à mieux utiliser et connaître les outils numériques, ils savent naturellement expliquer comment les utiliser ». Cette « naturalisation » des compétences informatiques de la génération Y est à critiquer d’après quelques recherches en sociologie de la connaissance.

Information, savoir-faire et compréhension. Si plusieurs définitions des connaissances existent, un point d’accord entre ces différentes définitions réside dans le recours systématique à la distinction développée par Polanyi (1980) entre connaissances tacites et connaissances explicites, une distinction importante surtout sur le plan de transfert des connaissances puisqu’elles ne peuvent être traitées de la même façon. Les connaissances explicites sont des connaissances codifiées et aisément transférables par les systèmes d’information. Ce sont des connaissances déjà retranscrites par écrit et donc facilement capturables et partageables. Contrairement aux connaissances explicites, les connaissances implicites ou tacites concernent les savoir-faire non écrits qui se transmettent de bouche à oreille, et qui résident dans la tête des employés. N’étant pas formalisées, les connaissances tacites sont difficilement transmissibles « Elles sont ancrées dans l’action, les procédures, les valeurs et les émotions » (Abraham, 2003 in (Hanane S.,2006).

Les connaissances décrites comme « naturelles » que possèdent la génération Y fait partie de ces connaissances tacites difficiles à transmettre, d’où la nécessité de cibler des objectifs précis et possibles d’atteindre à court terme comme elle a bien insisté lors de la réunion de préparation. Il est donc nécessaire d’avoir une formation solide ou du moins un processus de sélection solide qui au fur et à mesure de l’ancrage du dispositif dans l’entreprise devienne rigoureux (Coles, 2001). Une acculturation au digital prend du temps, il s’agit d’un ensemble de dispositions et une culture à transmettre.

De nombreux problèmes techniques

Tout problème organisationnel vis à vis des contraintes du calendrier mis de coté, tous les binômes ont rencontré des problèmes techniques qui ont au moins duré toute une session. Des problèmes concernant l’utilisation des outils, les autorisations, les droits d’ accès, la nécessité d’être administrateur pour autoriser des téléchargements, les mises à jour impossibles. Sébastien et Amélie ont reporté s’être senti discrédité d’avoir tenté de montrer des applications qui n’ont pu fonctionner. Lors de ces séances, l’outil de travail est l’ordinateur de bureau du mentee ou son smartphone. N’ayant pas toujours connaissance du matériel, des versions, des logiciels installés et des pare-feu installés par l’entreprise, les séances prévues peuvent être largement soumises à ces aléas. « Diego souhaitait faire fonctionner son application ratp mais pour on en sait quelle raison cela n’était pas possible », « Je voulais montrer à Cécile comment utiliser Dropbox, nous avons essayé de l’installer en local sur son ordinateur portable mais il fallait des autorisations d’un administrateur du service informatique et faire une requête justifiant de la pertinence de cette requête… Bref on a abandonné et travaillé avec la version en ligne et google drive pour le stockage d’éléments. Ca nous demande de s’adapter, c’est bon le challenge ».

La position du mentor semble difficile à trouver. Son rôle n’est pas celui du service informatique, de la hotline, il n’est pas formateur professionnel, une position que tous ont qualifiée de « difficile » surtout lorsque les outils ne fonctionnent pas, mais chacun a pris ses marques et a réussi à « se brouiller et improviser ». « C’est l’occasion de chercher ensemble et de montrer que je n’ai pas toutes les réponses mais que je vais justement utiliser les mots de recherches, consulter les forum pour trouver des explications, des solutions, des tutoriels qui vont m’aider. C’est une pratique qu’il ne connaissait pas, ça a été l’occasion de parler des liens sponsorisés sur Google et ceux qui ne le sont pas. On a regardé comment vérifier la véracité et la sécurité d’un site. Je suis contente d’avoir transformé l’échec d’une idée que j’avais en quelque chose de constructif pour nous deux ». Ces propos d’Amélie sont les seuls qui se rapprochent le plus d’une idée d’horizontalité dans la relation créée. C’est le mentorat qui a duré le plus longtemps, sur les 6 mois, 11 rencontres.

Quels apprentissages de part et d’autre ?

Les mentee sont ceux qui ont appris le plus de choses lors des rencontres, si l’on s’en tient aux connaissances pratiques et opérationnelles. Utilisation de doodle, documents partagés sur drive, partage via wetransfert, lync, optimisation des profils des réseaux sociaux et réseaux d’entreprise. Les réponses des mentors témoignent de savoirs pratiques sur l’organisation de l’entreprise, les réseaux internes. Edouard est le plus représentatif de ce cas, il est celui qui a le plus posé de questions à sa partenaire. « je voulais savoir sur quoi elle travaillait, comment avec qui, sur quel dossier, j’ai demandé le nom de toutes les personnes que je rencontrais et me suis fait connaître le plus possible. Lorsque je lui montrais comment utiliser les réseaux sociaux je l’ai chaque fois ajoutée à mes comptes ». Amélie et Sébastien disent avoir développé des techniques de transmission et avoir un peu appris sur le fonctionnement interne de l’entreprise mais pas autant qu’Edouard.

Du côté des mentorés ils se disent tous satisfait et considèrent avoir beaucoup appris. Pour ceux qui avaient des attentes ciblées et précises, Armelle et Cécile sont « satisfaites » et Diego qui souhaitait découvrir des outils a été également « très satisfait » : « je sais maintenant me débrouiller par moi-même pour trouver une information en ligne et consulter des forums. J’ai gardé des sites en favori pour m’habituer à les consulter, comment ça marche notamment. J’ai mes émission télé préférées sur youtube et la radio s’allume automatiquement quand j’ouvre mon ordinateur. Elle m’a expliqué comment fonctionne le stockage des données, je n’en avais aucune idée tout en sachant que c’est un sujet important « .

L’objectif des ces rencontres étant « l’acculturation au digital » l’objectif est de faire apprendre à apprendre afin que le mentoré en autonomie puisse trouver des solutions par lui-même. Sébastien a pu transformer une des pratiques de sa partenaire « ils ont des habitudes qui des fois sont vraiment chronophages et manquent d’efficacité. Le partage de 20 versions d’un même article peut facilement être accéléré en travaillant à plusieurs sur un même document partagé. Elle a été satisfaite je pense d’avoir trouvé un moyen de gagner du temps ». Amélie s’est aperçue qu’il envoyait parfois plusieurs email au lieu de faire un seul envoi wetranfert « j’ai senti que ça a été utile, on ne fait pas en interne des réunions ou des formations spécifiques pour ça et le partage se fait bien en face à face comme ça au travers d’une discussion ». La pédagogie s’appuie donc beaucoup sur l’écoute et la flexibilité. « Sans programme à priori, il est possible finalement de passer 30 minutes sur google drive pour montrer une fonctionnalité.  » explique Amélie. Les effets sont inattendus et peuvent ouvrir toute sorte d’opportunité.

On retrouve ici l’idée selon laquelle le savoir est dans le réseau. “Quelqu’un s’est déjà posé la question, il suffit de savoir où il l’a posée, comment bien la lire, la comprendre, puis la transmettre”. C’est pour cela que l’initiatrice du projet ne souhaite pas développer de tutoriels spécifiques pour l’utilisation d’outil ou d’applications. Il s’agit de faire apprendre à apprendre. On serait dans une pédagogie de la “guidance”, une pédagogie tout autant difficile à réaliser et à mener qui nécessite préparation et des savoirs-être.

 

Les Stratégies à l’oeuvre

Collaboration

Un élément qui ressort des entrevues est celui de la collaboration. Collaboration inter-générationnelle et collaboration entre les mentors, dans le but de partager des compétences. Les mentors se sont rencontrés sans la responsable RH qui les a mis en contact. Le sujet a été orienté autour des besoins et des techniques adoptées pour répondre à ces besoins.

Comment le mentee ne veut pas perdre la face

« j’avais l’impression que ma fille me faisait la leçon c’était parfois difficile de la suivre et de lui faire confiance, je ne sais pas comment ils sont sélectionnés non plus » déplore Cécile, des propos qui sont ressortis lors des présentations collectives faites au personnel RH. Le partage de compétences leur plaisait mais l’idée de se « faire faire la leçon » par des « jeunes » est plus difficile. Elle renvoie les collaborateurs à l’idée qu’ils sont « vieux, senior », ce qui n’est pas toujours facile à faire accepter. Jeune s’oppose à vieux, senior est mal vu. Plusieurs femmes en groupe disaient aussi que des collègues à elles sont très compétentes dans le domaine des réseaux sociaux, qu’il n’est pas obligatoire de passer par des stagiaires ou alternants.

Un scepticisme vis à vis de la partie intergénérationnelle de cette pédagogie est très marqué dans les entrevues réalisées. « J’ai un peu l’impression de me faire pousser vers la sortie avec ces idées » explique Armelle.

Il est nécessaire de se détacher du niveau individuel et de prendre l’organisation en considération pour comprendre ces craintes. Comme beaucoup d’entreprises celle-ci connait des difficultés financières, des risques de plans sociaux, de fréquentes coupures budgétaires rendent forts probables des licenciements. Dans un contexte économique et financier serré, ce nouvel outil pédagogique n’est pas toujours bienvenu. Des trois binômes un seul se dit vraiment assumer d’avoir participé à cet essai. « Il a préféré dire que j’étais son coach digital perso, comme le sujet c’est le numérique, ça passe bien d’être enseigné par jeune dans ce cas ».

Age et expérience sont considérés comme des points importants pour justifier et asseoir une légitimité à la pédagogie. La confiance entre les deux personnes doit être assez élevée pour garantir la non divulgation d’informations sur les compétences – ou incompétences – de son plus haut supérieur hiérarchique. Comme le dit Sébastien « c’était un peu surprenant de savoir qu’elle ne connaissait pas Linked In et n’est pas capable de mémoriser un mot de passe simple », des propos nuancés par Edouard: « c’est normal qu’ils ne sachent pas tout sur tout, mais ne pas être curieux un minimum c’est dommage, c’est bien car ça me montre qu’on peut être utile quand même ». Amélie elle a apprécié la « curiosité et envie de découverte de son mentee ».

Une relation inégale, des attentes plus fortes chez les juniors

Lors de la présentation faite aux alternants, les jeunes sont plus motivés que les seniors qui voient d’un mauvais oeil qu’on les considère comme des seniors. Les 3/4 des jeunes 30 jeunes étaient motivés tandis que nous avons seulement eut deux retours chez les seniors. La dimension intergénérationnelle ne les intéressait pas comme l’indique une collaboratrice « on peut faire ça avec son collègue calé et avoir une base de compétences de chacun sans avoir à passer par des rencontres compliquées avec des alternants. »

Du côté des alternants, comme ils ont moins de tâches et l’envie de travailler plus sur des domaines porteurs tels que le numérique, les bénéfices attendus sont plus élevés. Edouard confie avoir passé toute une soirée pour travailler sur un outil que Cécile voulait apprendre à utiliser et qu’il ne connaissait pas: « J’ai passé deux trois heures sur Lync, j’ai crée un compte, regardé des tutos pour pouvoir lui faire faire le tour le lendemain. Bon, hormis le fait qu’elle ait annulé 30 minutes avant notre rencontre c’était utile pour moi aussi vu qu’on l’utilise en interne. »

Jouer le bon élève ou s’imposer ?

Comme les compétences numériques sont clairement un levier que peuvent utiliser les mentors, deux attitudes s’observent, l’une plus scolaire adoptée par Amélie et Sébastien , qui n’ont pas à court terme tiré leur épingle du jeu.

Antisystème ou bien paraitre ? Volonté de renverser la hiérarchie ou bon élève pour se faire bien voir.

jeu de mise en scène , les apparences d’horizontalité mais chacun connait le jeu de l’autre .

 

Conclusion

Concernant les stratégies, il y a plus d’enjeux pour le mentor qui a tout à gagner à se faire bien voir et se valoriser. Le mentee lui, doit garder la face et son statut lors de ces échanges tout en se livrant juste assez à un plus jeune te lui accorder sa confiance. Nous sommes ainsi dans une horizontalité en apparence, déguisée qui nécessite des volontaires, des mentors bien formés. Le dispositif ne s’affranchit donc pas des anciennes hiérarchies, mais entre les règles du jeu et les stratégies de chacun, la direction que prend ces rencontres est inconnue et laissée ouverte à une sorte d’imprévu guidé par une « magie sociale » au sens selon laquelle le décrit Bourdieu :

« Le sens pratique oriente des “choix” qui pour n’être pas délibérés n’en sont pas moins systématiques, et qui, sans être ordonnés et organisés par rapport à une fin, n’en sont pas moins porteurs d’une sorte de finalité rétrospective […] [qui illustre] la rencontre quasi miraculeuse entre l’habitus et un champ, entre l’histoire incorporée et l’histoire objectivée, qui rend possible l’anticipation quasi parfaite de l’avenir inscrit dans toutes les configurations concrètes d’un espace de jeu » (Bourdieu in Dewerpe, 2013).

D’un point de vue individuel, dans le face à face le jeu de chacun est bien connu, le pouvoir du même coté, mais une brèche est ouverte dans la hiérarchie grâce à l’entrée du numérique qui  permet de renverser les usages. Les savoir-être, les compétences sociales, de communication en fait le capital social et culturel d’un mentor peuvent être grandement rétribuées par des avancements dans l’entreprise pour qui les maitrise et valorise bien. Edouard un des mentor explicite très clairement avoir été embauché à la sortie de son alternance grâce à ces rencontres qui lui ont permis d’agrandir son réseau, d’être au fait des dossiers en cours et d’avoir pu se faire connaitre dans le service en question.

Il serait intéressant d’un point de vue organisationnel d’étudier l’approche éducative de l’entreprise qui possède une université en interne, organise des conférences, promeut et crée des MOOCs. Inscrire le dispositif de mentorat dans sa structure permettrait de mieux cerner les stratégies à l’oeuvre à travers les populations concernées. D’après ces premières données le dispositif est une opportunité pour l’entreprise qui n’a aucun frais à assumer, organise ces rencontres sur le temps de travail en plus des missions des collaborateurs. En évitant le recours à des prestataires externes, il faut toute de même s’assurer de bien sélectionner les mentors à la base. Des mentors au capital social et culturel élevé étayé par des compétences techniques et une culture du digital qui lui permettent de se faire connaître et de valoriser cette expérience auprès de la direction.

Bibliographie

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Baily, C. (2009). Reverse intergenerational learning: A missed opportunity? AI and Society, 23, 111-115

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Dewerpe, A. « La « stratégie » chez Pierre Bourdieu », Enquête [En ligne], 3 | 1996, mis en ligne le 11 juillet 2013, consulté le 25 janvier 2017. URL : http://enquete.revues.org/533

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