Gwenn BESSON
M1 CMW – groupe 1
2017-2018
« Il n’y a pas de crème fraîche dans la vraie recette des pâtes carbonara. » Que celui qui n’a jamais entendu ou lu cette phrase me jette la première poêlée de lardons. Même s’il n’y a pas non plus de lardons dans la recette originale. Les Italiens revendiquent en effet une préparation à base de jaune d’œuf, de pancetta (ou de guanciale) et de pecorino, et vivent comme un sacrilège sa récupération par les Français. Ou plutôt, sa complète métamorphose, puisqu’à part les pâtes, la carbonara de l’Hexagone n’a rien en commun avec celle de la Botte. Dans la vie réelle, on en parle avec sa famille, ses amis, ses collègues, on se divise, et puis on classe l’affaire.
En revanche, on peut faire confiance au web pour créer un phénomène viral autour d’un simple plat. Un site Internet publie une recette de pâtes carbonara à base de crème fraîche et de lardons, et on assiste à une levée de boucliers : spécialiste des causes les plus nobles mais aussi des plus absurdes, Twitter se déchaîne et crie au manque de respect envers la gastronomie italienne, tandis que les blogs et autres sites de cuisine y vont également de leur petit commentaire offusqué. Cette réaction d’ampleur n’est que la face visible de l’iceberg de l’identité culinaire sur Internet.
Au cours de notre réflexion, nous tenterons donc de répondre aux interrogations suivantes : pourquoi les Italiens sont-ils autant attachés à leur carbonara ? Comment expliquer qu’un simple plat de pâtes fasse polémique sur le web ? Que nous dit ce phénomène viral en ligne sur le rapport qui lie un patrimoine culinaire à une identité nationale ? Dans un premier temps, nous nous intéresserons aux origines du #CarbonaraClub et aux prémices de la défense des pâtes carbonara sans crème fraîche. Nous en arriverons ensuite à l’affaire du #CarbonaraGate en avril 2016, le scandale qui oppose l’Italie à la France. Enfin, nous nous pencherons sur le lien entre patrimoine culinaire et identité.
Ce travail s’appuiera sur des observations effectuées sur le réseau social Twitter, ainsi que sur les publications de divers médias en ligne. Le cas des pâtes carbonara est un point d’entrée pour aborder la question plus large de l’identité culinaire et de sa défense sur le web.
I. La carbonara à l’heure du web participatif
Selon une enquête réalisée par Harris Interactive à la demande de Deliveroo, l’entreprise de livraison de plats cuisinés, et publiée le 15 janvier 2018, les pâtes carbonara arrivent en troisième position dans la liste des plats jugés les plus « réconfortants » par les Français, après la pizza et le hamburger-frites.
C’est également un plat très prisé par les étudiants, en raison de sa simplicité de préparation. Le mot « carbonara » apparaît une dizaine voire une vingtaine de fois par jour sur Twitter. Sauf que la majorité des Français appelle « pâtes carbonara » des spaghettis baignant dans la crème fraîche et les lardons. Or, la recette originale est italienne et n’utilise que du jaune d’œuf, de la pancetta ou du guiancale (charcuterie séchée), et du pecorino, un fromage un peu plus fort que le parmesan. Les pâtes, l’ingrédient de base, sont donc la seule chose qu’ont en commun la carbonara italienne et la carbonara française.
1. La « dictature de la carbonara » sur le web 2.0
Depuis plusieurs années déjà, une poignée d’internautes lutte contre le détournement de la recette des pâtes à la carbonara. Parfois avec humour, comme en témoignent les trois planches de l’illustrateur Guillaume Long, illustrateur et blogueur pour Le Monde, publiées en février 2011. Il dessine les péripéties d’un certain Jean-Kévin, qui séduit les filles grâce à ses pâtes carbonara. Mais il les cuisine avec des oignons, des lardons et de la crème fraîche, ce qui provoque l’intervention du B.C.C., « lé bureau dé contrôle della carbonara ». Après un interrogatoire musclé, Jean-Kévin hérite de la recette originale.
- Épisode 1 : Les pâtes carbo’ de Jean-Kévin
- Épisode 2 : Le procès de Jean-Kévin
- Épisode 3 : La carbonara selon le B.C.C. ou le destin de Jean-Kévin
Ces planches suscitent de nombreux commentaires, et chacun défend sa propre version des pâtes carbonara, avec ou sans crème fraîche. Un internaute raconte l’histoire de la recette italienne, un autre estime que chacun cuisine comme il l’entend… Il est intéressant de noter qu’une bonne partie d’entre eux prétend connaître la « vraie » recette en la tenant d’un Italien, tout en y incorporant des oignons, de la crème ou tout autre ingrédient qui n’y figure normalement pas. Un internaute finit par accuser ses pairs de « dictature de la carbonara », chacun cherchant à imposer sa propre version.
Dans la vie réelle, j’ai à plusieurs reprises lancé le sujet de la préparation des pâtes carbonara dans des discussions avec des amis ou des collègues. J’ai pu observer que presque systématiquement, le clan « lardons et crème fraîche » s’oppose au « œuf, pancetta, pecorino ». Les défenseurs de cette seconde version semblent se sentir obligés de rappeler quelle est la recette italienne, à quoi les membres du premier clan n’accordent que peu d’importance, en affirmant cuisiner ce qu’ils veulent.
Ce genre de conversation culinaire des plus banales prend de nouvelles proportions lorsqu’elle se retrouve sur Internet : un individu lambda a soudain les moyens de faire entendre son avis à un public très large et ne s’en prive pas, quand bien même son commentaire se perdrait parmi des centaines d’autres. Ce qu’il écrit restera pratiquement indéfiniment sur Internet, contrairement à des paroles orales. Ainsi, le web participatif, ou web 2.0, lui permet de contribuer activement à la diffusion de l’information et d’interagir plus largement avec ses pairs, sur une quantité illimitée de sujets.
2. La vigilance du #CarbonaraClub sur Twitter
Par la suite, en 2013, le média en ligne Slate.fr republie un article intitulé « La vraie recette italienne des pâtes à la carbonara », initialement publié par la blogueuse et journaliste franco-italienne Floriana le 9 juillet 2012 sur son blog Mangiare Ridere. D’entrée de jeu, l’auteure donne la raison de sa démarche en expliquant se sentir investie d’une mission particulière, à savoir « la sauvegarde du patrimoine gastronomique italien en France ». Est-ce également la volonté de l’ensemble des internautes qui défendent les pâtes carbonara sans crème fraîche sur le web ?
L’article original de Floriana déclenche un phénomène viral inattendu : il est massivement retweeté, et de nombreuses photos de pâtes carbonara suivant la recette italienne sont publiées sur Twitter via le hashtag #CarbonaraClub, faisant « honneur à Rome. Parce cette Carbonara, […] c’est la Carbonara de Roma ». À chaque photo publiée, Floriana souhaite la bienvenue dans le #CarbonaraClub.
Mais le mouvement ne s’arrête pas là. Rapidement, une carte interactive est créée à partir de Google Maps, et recense les restaurants qui servent les pâtes carbonara selon la recette italienne, et sont donc approuvés par les membres du #CarbonaraClub. Bien qu’il s’agisse d’une mappemonde, l’essentiel des établissements approuvés se trouvent à Paris puisque la communauté qui s’est développée autour du hashtag de Floriana est francophone.
À en juger par les commentaires que l’on peut lire sur le blog de Floriana, cette dernière satisfait les internautes d’origine italienne en transmettant la recette originale des pâtes carbonara, mais fait également découvrir à de nombreux autres que la crème fraîche n’y est pas la bienvenue. J’ai donc parcouru Twitter, en quête des occurrences du hashtag #CarbonaraClub. Une grande partie des tweets consiste en une photo d’un plat de pâtes carbonara à l’italienne ou de la carte d’un restaurant qui déroge à la vraie recette.
L’objectif du #CarbonaraClub serait donc de perpétuer la tradition de la préparation italienne, à l’encontre de la réappropriation effectuée par les Français, où la crème fraîche et les lardons ont remplacé les ingrédients de base. Cette communauté prend alors une dimension à la fois informative et militante, du fait de sa véhémence à dénoncer tout contrevenant aux pâtes carbonara.
II. Le conflit franco-Italien autour du #CarbonaraGate
En avril 2016, le média français de divertissement Démotivateur Food publie une vidéo parrainée par Barilla, fabricant italien de pâtes et de sauces. On y voit des pâtes cuites avec des lardons et des oignons dans une casserole d’eau, selon la méthode justement appelée « one-pot pasta » (tous les ingrédients dans un seul et même récipient), puis mélangées à de la crème fraîche et du fromage râpé, le tout étant qualifié de recette à la carbonara facile et rapide. La guerre est déclarée à l’Italie.
1. Les pâtes carbonara françaises, entre hérésie et attentat
Les commentaires outrés prolifèrent sur le site de Démotivateur, les réseaux sociaux s’emparent de la vidéo pour la critiquer avec virulence. Le 5 avril, la page Facebook italienne Sai cosa mangi ? (traduction : « Sais-tu ce que tu manges ? ») la partage en l’accompagnant d’un commentaire sarcastique :
« Cinq minutes de silence pour la mort de la carbonara en France. Pardonnez-les, ils ne savent pas ce qu’ils font. »
Cette dernière phrase cite les Sept paroles de Jésus en croix, ou les Sept dernières paroles du Christ, dans la Bible (Nouveau Testament). Ces quelques mots sont les premiers prononcés par Jésus lorsqu’il est crucifié par les Romains. Une telle référence, si elle peut sembler extrême et irrationnelle, donne une idée assez précise de l’offense ressentie par les Italiens face à la vidéo de Démotivateur Food.
La publication crée un bad buzz sur le web, tant et si bien que même Barilla, sponsor de la vidéo, s’en désolidarise, affirmant ne pas avoir été mise au courant de cette adaptation de la recette des pâtes carbonara. Les internautes se sont en effet scandalisés du partenariat d’une marque pourtant italienne. Le Courrier International, Les Échos, Le Nouvel Obs, 20minutes, le Huffington Post, BFMTV, TF1… de nombreux médias couvrent l’affaire, reprenant les termes de « scandale », « sacrilège », « hérésie », « honte »… aucun mot ne semble assez fort. Le Temps va même jusqu’à évoquer que « c’est l’Italie qu’on assassine ».
Un chroniqueur du magazine américain The New Yorker finit par s’emparer du phénomène pour le baptiser « Carbonara Gate ». Rappelons que le suffixe gate est habituellement utilisé pour désigner un scandale politique, par imitation du Watergate qui a mené en 1974 à la démission de Richard Nixon, président des États-Unis. L’expression #CarbonaraGate est massivement reprise sur Twitter, parfois accompagnée du hashtag #JeSuisCarbonara.
Un tel hashtag témoigne là encore de la dimension extrême des réactions : c’est en effet une référence au slogan « Je suis Charlie », en soutien aux attentats meurtriers contre le journal satirique Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. On constate donc que le web viral, par la propagation fulgurante de l’indignation des Italiens, met une recette de pâtes carbonara au même niveau qu’un fait issu d’une religion – les dernières paroles du Christ crucifié –, qu’un scandale politique de grande ampleur – le Watergate – et qu’un attentat meurtrier.
2. La carbonara dans les filets du web viral
L’engouement des internautes pour défendre les pâtes carbonara italiennes contre l’alternative proposée par Démotivateur Food suscite ce que l’on appelle sur le web viral un « bad buzz ». Il s’agit d’une réaction négative massive essentiellement véhiculée par les réseaux sociaux. En l’occurrence, la vidéo des pâtes cuites dans l’eau avec les oignons et les lardons a été visionnée plus d’un million de fois avant d’être retirée par le site en raison de la virulence des « indignés de la carbonara ».
Un bad buzz suscite en général la polémique, dont Barilla a fait les frais en sponsorisant la vidéo ; face aux reproches des internautes, la marque italienne s’est empressée de poster sur Twitter et Facebook pour signifier son désaccord, et n’a pas manqué de partager un lien vers une recette plus authentique, sans crème fraîche ni oignons, pour arrondir les angles auprès de ses détracteurs. En parallèle, de nombreux sites de cuisine, dont Marmiton, publient une version des « vraies » pâtes carbonara, plus ou moins adaptées à leur sauce mais en utilisant soigneusement les cinq ingrédients initiaux (pâtes longues, jaunes d’œuf, viande de porc séchée, pecorino et poivre, en bannissant la crème fraîche) pour ne pas froisser les Italiens.
Pour comprendre comment un simple plat de pâtes a pu créer une levée de boucliers massive sur les réseaux sociaux, il faut s’intéresser à la question du web viral. Les travaux de Thomas Beauvisage et al. proposent plusieurs approches de la viralité, qui s’apparente à un phénomène de contagion, une sorte de virus qui se propage d’un internaute à un autre par le biais des réseaux sociaux essentiellement, mais aussi de toute autre interface web.
Dans un premier temps, la viralité apparaît comme une concentration temporelle de l’attention : d’un côté, l’audience s’intéresse à ce qui est nouveau, et de l’autre, à ce qui est déjà d’actualité. Dans le cas des pâtes carbonara, le web est coutumier des interventions anti-crème fraîche, mais la création du hashtag #CarbonaraGate en fait un scandale de grande ampleur, à l’échelle de quelques jours, avant d’être balayé par un autre sujet éphémère, le « buzz » du moment. De plus, la multiplicité et la gratuité des médias en ligne font qu’une actualité est reprise à toutes les sauces, d’où la concentration de l’attention générale dessus.
Néanmoins, à partir de ce dernier constat, il est difficile de distinguer la viralité qui relève purement de la contagion entre internautes de ce qui est provoqué par la diffusion massive des médias. Cela nous amène à réfléchir sur la question des influenceurs, évoqués dans les travaux de Beauvisage et al. En effet, une poignée d’internautes seraient en mesure de diriger l’attention sur un sujet donné. Il est intéressant de remarquer que la vidéo des pâtes carbonara a été publiée par Démotivateur Food courant mars 2016, mais repérée et partagée par la page italienne Sai cosa mangi ? seulement début avril, ce qui a probablement été un des points de départ principaux du bad buzz. Il est possible que ce soit à ce moment que la communauté italienne s’est rendue compte de l’affront fait par un site web français à une de leurs recettes nationales et a réagi en conséquence.
Les réseaux sociaux ne suffisant pas à la contagion virale de l’indignation envers la vidéo de Démotivateur Food, c’est la reprise du sujet par de nombreux autres sites articulés autour de ces plateformes qui permet de lui donner corps. Ainsi, les internautes peuvent partager sur leurs fils d’actualité Facebook et Twitter des liens vers les « vraies » recettes, ou vers des articles informationnels reprenant et expliquant l’affaire du #CarbonaraGate.
III. La préservation d’un patrimoine culinaire national
Les Italiens étant très attachés à leur cuisine, c’est leur identité qu’ils défendent lorsqu’ils accusent la vidéo de la recette carbonara de Démotivateur Food de se rendre coupable d’hérésie. Selon Floriana, la blogueuse et journaliste du Slate.fr, « la pasta est l’unique dénominateur commun de vingt régions péninsulaires dont certaines s’opposent pourtant sur tous les points ». Elle mentionne également que les Italiens ne se posent pas la question de l’importance d’un aliment aussi « ordinaire » et « basique » que les pâtes : pour eux, il n’y a qu’une manière – la seule acceptable – de les faire cuire.
Les pâtes sont surtout un élément majeure de la cuisine de chaque région italienne, et ce depuis trois millénaires. La gastronomie italienne étant un domaine d’excellence, au même titre que la gastronomie française, il est donc compréhensible que le web s’insurge contre une réappropriation basique et inadaptée d’une recette phare de leur culture culinaire.
1. Flou artistique autour de la carbonara
De manière générale, la propagation de la vidéo de Démotivateur Food et les commentaires outrés des internautes italiens semblent avoir éveillé une certaine prise de conscience sur le web. Si certains ont réellement découvert que la recette originale des pâtes carbonara ne comportait pas de crème fraîche, d’autres s’en sont amusés, et ont détourné l’affaire du #CarbonaraGate dans des tweets humoristiques. L’utilisateur @nadasto compare d’ailleurs la découverte de la recette à un « dépucelage », qui pourrait symboliser l’entrée dans un âge adulte, plus responsable. À l’instar des références aux dernières paroles du Christ crucifié ou au scandale du Watergate, cette réaction est, d’un point de vue pragmatique, disproportionnée pour un simple plat de pâtes, mais révélatrice de l’importance que cette recette revêt dans la culture italienne.
D’autres publications reprennent la polémique du #CarbonaraGate en l’exagérant. Par exemple, le 20 janvier 2018, @Mad_Chien, un utilisateur de Twitter dont les posts sont habituellement aimés et retweetés autour d’une centaine de fois, publie un tweet ironique sur les pâtes carbonara. Résultat, il est aimé par plus de cinq cents utilisateurs, et retweeté plus d’un millier de fois. De même, lorsqu’un internaute lance « Dis-moi une vérité que les gens ont du mal à accepter », un autre rétorque laconiquement qu’il n’y a pas de crème fraîche dans la carbonara. Cette « vérité » est devenue un lieu commun sur le web, et le sujet est régulièrement réactualisé.
Plusieurs médias s’interrogent sur les raisons de ce scandale du #CarbonaraGate. Le site des Échos se demande si la carbonara n’est pas « une institution sacrée impossible à réformer », c’est-à-dire qu’aucun chef ne pourrait adapter à sa manière sans trahir la recette italienne. Ce même média souligne alors le paradoxe de la polémique : le web se scandalise pour une vidéo qui déroge à la tradition, alors que l’origine des pâtes carbonara reste floue. Selon les recherches des Échos, il existe plusieurs hypothèses, allant des rations militaires à base de bacon et d’œufs aux États-Unis pendant la seconde guerre mondiale à la société politique secrète des « carbonari » d’inspiration franc-maçonne contre la domination napoléonienne au dix-neuvième siècle, en passant par la simple utilisation des œufs et de la viande de porc comme produits abondants dans les fermes de la région de Rome. La théorie la plus diffusée par les médias reste celle qui associe le mot « carbonara » au « charbon », la couleur du poivre, un des ingrédients principaux du plat.
Quoi qu’il en soit, les origines de ce plat ne sont pas clairement définies, ce qui contribue à décrédibiliser, du moins en partie, la virulence des réactions face à l’irruption de la crème fraîche dans la carbonara. Mais il est possible de l’expliquer par le biais des tendances culinaires actuelles, véhiculées aussi bien sur le web que dans la vie réelle. La cuisine à base de produits locaux et authentiques est de plus en plus prisée, dans des préparations familiales et traditionnelles qui relèvent d’un patrimoine. Or, si l’on peut imaginer comment les lardons en sont venus à remplacer la pancetta ou le guiancale, il est plus compliqué de comprendre par quel malencontreux hasard le jaune d’œuf s’est transformé en crème fraîche, cette dernière étant un ingrédient utilisé essentiellement pour les desserts en Italie.
2. De la crise du savoir à la crise d’une cuisine nationale
« La diplomatie a de tout temps regardé l’art culinaire comme un moyen d’améniser la négociation, de créer une ambiance de détente, sinon de bonne humeur, autour de discussions ardues ou crispantes », écrit Philippe Faure, ancien ambassadeur de France, dans son dialogue à deux voix « La gastronomie dans les relations internationales » avec Jean-Claude Ribaut. Ces quelques mots nous renvoient à la perception du repas comme moment d’échange, de partage. Mais les pâtes carbonara ont produit exactement l’effet inverse sur le web, et la recette façon « one-pot pasta », tous les ingrédients dans une seule casserole d’eau bouillante, a été ressentie par les Italiens comme une insulte des Français à leur égard.
La journaliste et blogueuse Floriana a même été jusqu’à titrer un de ses articles sur Slate.fr à propos du #CarbonaraGate en avril 2016 « Comment des lardons ont failli briser l’amitié franco-italienne », en référence aux lardons cuits dans l’eau avec les pâtes et les oignons sur la vidéo de Démotivateur Food. L’auteure n’hésite pas à évoquer un « incident diplomatique ». L’humiliation des Italiens serait d’autant plus cuisante qu’elle est infligée par leurs « cousins », les Français, également réputés pour leur gastronomie raffinée et inscrite au patrimoine de l’Humanité de l’UNESCO, sans compter le parrainage de la vidéo incriminée par Barilla, marque italienne.
Adam Gopnik, le chroniqueur du magazine américain The New Yorker, qui a qualifié de #CarbonaraGate la vague d’indignation suite à la vidéo du Démotivateur Food, a développé dans son article une théorie selon laquelle ce scandale révélerait en fait une « crise du savoir ». À ses yeux, les cuisiniers défendent l’idée que même les plats basiques nécessitent une « grande maîtrise ». Or, la recette proposée par le site de divertissement est simple à faire, plus ou moins rapide, et potentiellement savoureuse. Le problème se pose donc comme une perte d’éclat de la gastronomie italienne, résumée en une phrase, « si l’on découvre que tout le monde peut faire ce que l’on fait, alors qu’allons-nous devenir ? ».
Les arguments du chroniqueur de The New Yorker ne sont pas sans rappeler ceux de Robin Panfili, qui, dans un article daté de janvier 2018 sur Slate.fr, qui parle plus globalement d’une crise de la cuisine italienne. Deux écoles s’affronteraient : celle des chefs modernes qui veulent réinventer les recettes traditionnelles, et celles des conservateurs qui les considèrent comme immuables.
Il ressort de ces différentes approches que la cuisine découle d’une tradition, qu’elle est un héritage familial transmis de génération en génération, et qu’il est difficile de se défaire de ce que l’on a appris dès l’enfance. La gastronomie fait partie des principaux éléments de l’identité d’un pays. La problématique du #CarbonaraGate s’inscrit plus largement dans un contexte où l’on cherche à s’approprier la cuisine de nos aînés, à préserver ce patrimoine qu’ils nous ont légués. Ainsi, plusieurs autres scandales culinaires ont suscité des soulèvements indignés sur le web : le guacamole avec des petits pois a horrifié les Mexicains (Barack Obama en personne a jugé utile de donner sa propre opinion sur Twitter), la paëlla avec du chorizo a fait bondir les Espagnols… Les Italiens ont été offensés par des pâtes cuites dans l’eau froide avec des oignons et des lardons, mais il faut s’interroger : comment nous, Français, réagirions-nous si des Italiens préparaient un bœuf bourguignon avec de la sauce tomate en bocal, de la viande hachée et du vin industriel, sous prétexte d’innover ou de gagner du temps ? Notre savoir culinaire nous renvoie à nos racines, notre identité, notre héritage, et nous ne sommes pas prêts à sacrifier un patrimoine précieux au nom d’une cuisine plus rapide, plus pratique.
Une des alternatives suggérées par Floriana et le #CarbonaraClub, à défaut d’adopter le vraie recette, serait donc de ne pas appeler « carbonara » les pâtes à la crème fraîche et aux lardons. Finalement, puisque la recette française et l’italienne n’ont pas grand-chose en commun, il s’agirait de deux plats bien distincts, et dont la problématique résiderait réellement dans leur désignation. Pourtant, le débat peut là aussi apparaître stérile dans la mesure où la cuisine se caractérise entre autres par la perpétuelle recherche de nouvelles associations de saveurs, par la réinvention et l’innovation des recettes traditionnelles. Serait-il donc vain de s’acharner à défendre une norme qui ne le sera peut-être plus dans vingt ou trente ans ?
Conclusion
À partir des observations effectuées sur le web, et en particulier sur le réseau social Twitter, il apparaît que les pâtes carbonara sont un sujet qui déchaîne toujours les passions. Elles font l’objet de revendications identitaires et culinaires de la part des fervents défenseurs de la gastronomie italienne, le web étant un moyen efficace de manifester et partager ses opinions : ce que l’on y écrit reste, a priori, indéfiniment. On remarque toutefois que si l’intention est légitime, elle prend des proportions démesurées par le biais de la viralité : diffusée massivement par les médias et par les utilisateurs lambda des plateformes d’Internet, elle donne naissance à un « scandale » franco-italien qui apparaît même dans un magazine de l’autre côté de l’Atlantique, The New Yorker, qui le qualifie de « Carbonara Gate ». Une simple vidéo de Démotivateur Food incluant de la crème fraîche dans la carbonara provoque des réactions exagérées, avec des références à la religion, aux attentats… Il en avait été de même lorsqu’un site avait proposé des petits pois dans le guacamole, et qu’un chef avait ajouté du chorizo dans la paëlla. De tels phénomènes révèlent notre irrationalité face à la nourriture : dénaturer une simple recette revient à s’attaquer à la tradition, au patrimoine, à l’identité culinaire d’une nation. La séquence radio Né quelque part de Jacky Durand, diffusée le 13 janvier 2018 sur France Culture, évoque ainsi la cuisine comme un ultime repère dans le cas de l’immigration, « tout ce qu’il reste quand on a tout perdu ». Et renoncer à son héritage culinaire, ce serait renoncer définitivement à son identité nationale.
Sources
Bibliographie :
-
Philippe FAURE, Jean-Claude RIBAUT, « La gastronomie dans les relations internationales », Géoéconomie 2016/1 (n°78), p. 151-166.
-
Philippe DUBOIS, « Tables italiennes », Critique 2004/6 (n°685-686), p. 537-545.