Par Margot Roussat
Avec l’apparition en 2007 des grands réseaux sociaux actuels comme Facebook, Instagram ou Twitter, l’exposition de soi est devenue non seulement plus facile, mais en plus un véritable enjeu pour une partie des utilisateurs : on donne son avis ou on décrit son activité sur Twitter, on présente ses photos sur Instagram, on expose et illustre sa vie sur Facebook, le tout en choisissant précisément, du moins en théorie, les personnes ayant accès aux contenus diffusés. Cette exposition de soi implique alors l’existence d’un public, désiré ou non, connu ou non, qui peut avoir accès à l’ensemble des publication visibles. En parallèle de l’invitation à s’exposer, les utilisateurs des réseaux sociaux ont alors la possibilité d’observer l’exposition des autres, et une pratique s’est alors particulièrement développée sur les réseaux nommée officieusement le “stalking”. Si le terme est largement utilisé par les individus comme par la presse numérique, sa définition n’est pas arrêtée et implique alors un large panel de pratiques.
Comment se définit et se pratique le stalking à l’heure des réseaux sociaux, et dans quelle mesure cette pratique est-elle intégrée à la relation avec l’autre ?
Pour répondre à cette question, nous nous appuierons sur un entretien semi-directif mené avec Marion, 23 ans et adepte du stalking, et sur une enquête quantitative menée auprès de 134 personnes âgées de 18 à 30 ans.
Dans un premier temps, nous chercherons à déterminer une définition du stalking, ainsi que la cible et les motivations de cette pratique. Nous analyserons ensuite différentes façons de pratiquer le stalking. Enfin, nous nous pencherons sur l’ambivalence de la pratique, entre banalité et tabou.
Qu’est-ce que le stalking ?
Une définition multiple
Le terme de stalking, anglicisme relativement récent, n’a de définition officielle que dans le domaine psychologique, psychiatrique et juridique. Il désigne alors un comportement maladif de harcèlement, s’apparentant à une « traque », comme le définissent les auteurs de « Stalking : une nouvelle figure de la clinique du traumatisme », article médical paru dans la Revue Médicale Suisse (1) :
« Le stalking, qui peut se traduire littéralement par « suivre furtivement », « pister » ou « traquer » est une forme particulièrement grave et répandue de harcèlement. Sa particularité est une violation répétée de la sphère privée d’une victime par un stalker à la recherche d’une intimité abusive. »
Ce terme a cependant été détourné de son usage médical et est aujourd’hui employé couramment par les utilisateurs des réseaux sociaux : notre enquête révèle que 93,3% des personnes interrogées disent connaître le terme. Cependant, il ne semble pas exister une définition arrêtée, ou du moins pas partagée par l’ensemble des utilisateurs des réseaux sociaux, du terme de « stalking ». En effet, on retrouve dans les définitions proposées différentes notions : une minorité de répondants conservent de la définition de base l’idée de harcèlement, voire pour certains de dangerosité. Cet aspect se retrouve avec plus de nuance dans certaines définitions qui abordent la notion d’obsession, considérant que le stalking répond à un besoin presque maladif de connaître chaque information d’une personne en particulier. Cependant, ces définitions sont minoritaires et une autre ligne directrice se dégage des propositions de définition.
Près d’un tiers des répondants assimilent explicitement le stalking à de l’espionnage, et plus d’un quart des répondants en ont une définition similaire, mais sans pour autant utiliser ce terme. Au total, près de 70% des répondants considèrent que l’action de stalker consiste à fouiller les profils des personnes visées à leur insu, à en soutirer un maximum d’informations et ainsi à mieux connaître les personnes à travers leur activité sur les réseaux sociaux. Cependant, il existe des variations au sein de cette définition majoritaire, et principalement la notion de répétition et d’obsession. Une partie des répondants considère en effet que le stalking se concentre sur une ou quelques personnes de manière répétée voire obsessionnelle, et que la régularité de la consultation des profils fait partie de la définition. Pour d’autres, le stalking désigne plus généralement le fait de consulter le profil de personnes plus ou moins connues de l’utilisateur, de manière exceptionnelle comme régulière, la régularité revêtant moins d’importance que le secret de la pratique et le niveau de confidentialité ou d’ancienneté des informations recherchées. C’est le cas de Marion :
Je sais qu’à la base le stalking ça veut dire un truc genre traquer ou harceler, mais maintenant c’est plus tellement ça, en tout cas pour moi. Pour moi le stalking ça regroupe un peu tout ce qui consiste à regarder le profil de quelqu’un, voire les profils si il est sur plusieurs réseaux sociaux, sans que ce soit pour chercher un truc en particulier. En fait dès que je regarde un peu en profondeur le profil de quelqu’un que je connais pas trop, dès que je remonte un peu son fil d’actualité ou ses photos pour trouver des infos persos je considère que c’est du stalking
Qui stalke-t-on ?
Comme nous l’avons évoqué, la notion de secret est déterminante dans la définition du stalking. De ce fait, nous pouvons déterminer que la pratique ne comprend pas le fait de consulter le profil de personnes proches, comme des ami.e.s ou membres de la famille, en cela que cette consultation n’est généralement pas cachée, comme le souligne Marion :
Je dirais que je “stalke” pas mes vrais amis. Si je vais sur leur profil c’est parce que je cherche quelque chose en particulier je pense, ou que je veux regarder leurs dernières publis, mais je considère pas que c’est du stalking parce que… En fait j’en sais rien, c’est peut-être parce que c’est pas honteux, c’est normal d’aller sur le profil de ses amis je peux le dire sans problème, mais parce que je suis légitime à m’intéresser à leur vie.
Une fois les connaissances proches exclues, nous pouvons constater grâce à notre questionnaire que le stalking peut être tourné vers une très grande variété de profils, puisqu’à la question “parmi les personnes suivantes, quelles sont celles dont vous consultez régulièrement ou avez déjà consulté le profil privé ?”, les profils suivant ont obtenu au moins 40% des votes des répondants : de simples connaissances, des personnes qu’ils n’aiment pas, des personnes qui les attirent sentimentalement ou physiquement, d’anciens amis, d’ancien.ne.s conjoint.e.s, d’anciennes conquêtes ou des inconnus en lien avec des connaissances ou amis.
Nous pouvons néanmoins observer que les profils les plus consultés sont ceux des personnes représentant un intérêt sentimental ou physique, actuel ou passé, pour le stalkeur, puisque 64,9% des répondants affirment consulter le profil d’une personne qui les attire physiquement ou sentimentalement, près de 59,5% consultent le profil d’anciennes conquêtes et 52,7% celui d’ancien.ne.s conjoint.e.s.
Cette variété de profils consultés, marquée néanmoins par une prédominance de l’intérêt sentimental ou sexuel, se retrouve dans le témoignage de Marion :
Ah je peux vraiment stalker n’importe qui. Ca va aller de mon crush donc, normal, à mon ex ou à quelqu’un que j’aime pas. Dans les gens que je connais pour de vrai, je dirais les gens avec qui j’ai eu des histoires ou avec qui je voudrais bien en avoir, des vieilles connaissances pour savoir ce qu’ils sont devenus…
Enfin, une grande partie des utilisateurs des réseaux sociaux consultent également les profils de personnes qu’ils ne connaissent pas : 40,5% des répondants à notre questionnaire disent consulter le profil d’inconnus ayant un lien avec certaines de leurs connaissances, et 16% le profils d’inconnus sans aucun lien avec leurs connaissances.
Par ailleurs, une partie non négligeable du stalking consiste à rechercher une personne en particulier sur les réseaux sociaux, et plus seulement à consulter son profil facilement accessible. En effet, 65,1% des répondants affirment avoir déjà recherché une personne avec qui ils avaient très peu de lien sur les réseaux sociaux. Cette recherche fait généralement suite à une rencontre rapide, ou dans le cas où l’utilisateur ne connaît que peu de chose sur une personne.
Si l’importance de la personne pour le stalkeur a une influence sur la pratique, en ce que les utilisateurs semblent plus massivement consulter le profil de personnes ayant des enjeux sentimentaux ou physiques, elle n’est pas le seul facteur puisqu’un grand nombre de répondants semble trouver un intérêt à consulter le profil d’inconnus. Il est donc nécessaire de déterminer les raisons qui motivent cette consultation.
Des objectifs variés
Du fait de la grande variété de profils consultés par les stalkeurs, les raisons de cette consultation sont également nombreuses. Cependant, à la question “Quelle(s) raison(s) peuvent vous pousser à consulter le profil d’une personne sur les réseaux sociaux ?” la proposition “pour voir ce qu’est devenue une personne que vous connaissiez avant” se détache puisqu’elle concerne 87,3% des répondants. Dans une moindre mesure, la proposition “Pour connaître sa situation (travail, couple…)” a été répondue à 53,7%. Ces deux réponses révèlent une dimension principalement informative du stalking : en effet, l’importance de ces réponses montre qu’une des raisons de consulter le profil de quelqu’un est de trouver des informations sur cette personne, de mieux la connaître ou de connaître son évolution.
Cette utilisation du stalking est alors principalement tournée vers des personnes que l’utilisateur connaît ou du moins a connues. Il existe en revanche d’autres raisons de consulter un profil, qui sont liées entre autres au degré de connaissance de la personne stalkée.
En effet, lorsque le stalkeur consulte le profil d’une personne qu’il ne connaît pas, il ne le fait a priori pas pour connaître son actualité, mais les raisons peuvent alors être variées, comme le souligne Marion :
Après, il y a le stalking d’amis d’amis. Là ça va être un peu n’importe qui, quelqu’un qui laisse un commentaire qui m’intéresse sur la publi d’un ami, quelqu’un qui dit des conneries, quelqu’un qui a l’air mignon ou marrant… En général je reste pas longtemps sur les comptes d’amis d’amis, sauf vraiment si ça a un lien avec le fait que j’aime bien un gars : si ce gars c’est un ex je vais stalker à fond sa nouvelle meuf, si c’est un garçon que j’aime bien, si sur son profil ou ses photos je vois une meuf qui me parait un peu “suspecte” je vais la stalker pour voir si potentiellement ils ont ou ont eu des histoires…
Là encore, la dimension d’intérêt sentimental ou physique est importante, puisqu’il s’agit pour Marion de trouver des informations sur la personne qu’elle apprécie via les amis de cette personne, donc des personnes que Marion ne connaît pas personnellement. Lorsqu’il s’agit d’inconnus sans aucun lien avec elle, en revanche, Marion consulte leur profil principalement par curiosité :
Et puis après il y a les gens avec qui j’ai aucun lien du tout, ça c’est quasi toujours la même chose : en fait j’aime bien sur facebook regarder les commentaires des articles qui sont sujets à débat, […] tout ce qui va permettre aux cons de s’exprimer. Du coup je vais voir les commentaires, je lis les débats absurdes et puis souvent je vais voir les profils de ceux qui disent les plus grosses conneries. Je sais pas, ça m’intrigue de voir quelle tête peut avoir un gars ou une meuf raciste, homophobe ou je ne sais quoi. Je veux voir à quoi ils ressemblent, je veux voir si ils sont aussi décomplexés dans ce qu’ils publient, je veux voir si ils me paraissent normaux.
Certaines actions en revanche peuvent être appliquées à tout type de personne, comme par exemple le fait de consulter des photos d’elle (59% des répondants) ou de se moquer (32,8% des répondants) : les photos peuvent tant servir à identifier la personne qu’à chercher à savoir ce qu’elle fait, à regarder son évolution physique, à admirer ou se moquer de son physique… La pratique ne dépend donc pas du degré de connaissance de la personne mais plutôt de l’intérêt qu’elle représente pour son stalkeur.
Au-delà des raisons qui poussent à consulter le profil des personnes, le stalking est en grande partie défini par des pratiques et une manière de procéder.
Le stalking en situation
Une action réflexe ?
Avec la longévité des réseaux sociaux, certains comportements évoluent et s’ancrent dans la vie de l’utilisateur sans qu’il ne s’en rende nécessairement compte. C’est le cas du stalking chez certaines personnes : en effet, pour Marion, consulter le profil de personnes plus ou moins connues sur les réseaux sociaux est devenu un réflexe :
Typiquement dès que quelqu’un m’ajoute sur Facebook je vais parcourir son profil, ça fait partie de ce que j’appelle du stalking. Des fois je le fais même un peu sans m’en rendre compte, c’est réflexe, je vois quelqu’un qui m’ajoute ou quelqu’un que je connais vaguement dans les suggestions, hop, je clique, et des fois je fais tellement pas attention que je me retrouve en train de remonter loin dans son profil et je me surprends à me demander pourquoi j’en suis là alors que clairement je m’en fiche de cette personne. […] Ca m’arrive vraiment souvent de le faire machinalement, en pensant un peu à autre chose, un peu comme quand tu lis et que tu te rends compte d’un coup qu’en fait tu fais plus gaffe à ce que tu lis depuis 2 pages
L’action même de stalker vient donc presque effacer les raisons qui pourraient y pousser Marion. S’il s’agit au départ de chercher des informations ou actualités sur la personne en question, l’implication dans la recherche et le temps passé relèvent davantage du mécanisme que du véritable intérêt. De même, les utilisateurs peuvent être amenés à consulter des profils de manière aléatoire ou du moins peu calculée pour tromper l’ennui :
Des fois quand j’attends ou que je suis dans le train, quand j’ai fini de remonter mon fil d’actualité Facebook ou Insta, je vais commencer à regarder les profils, mais là aussi un peu mécaniquement genre je passe d’amis en amis, je regarde les suggestions et tout, en général ça me fait un peu atterrir n’importe où.
Il s’agit néanmoins de nuancer le propos de Marion qui, s’il correspond effectivement à une pratique existante, ne semble pas être majoritaire chez les utilisateurs des réseaux sociaux puisqu’à la question “Quelle(s) affirmation(s) corresponde(nt) le plus à votre avis sur le fait de consulter régulièrement le profil des gens sur les réseaux sociaux ?”, la réponse “C’est un réflexe” n’a obtenu que 21,8% de réponse.
Une pratique collective et informative
Le stalking peut également être pratiqué collectivement : à la question « Lorsque vous êtes en compagnie d’une ou plusieurs personne(s), à quelle fréquence consultez-vous ensemble le profil facebook, instagram ou twitter d’une autre personne ?”, plus de 70% des répondants affirment le faire parfois, si ce n’est régulièrement. Là encore, plusieurs raisons existent :
Quand on va sur le facebook ou l’instagram de quelqu’un ensemble, en général c’est surtout pour qu’il me montre de qui il parle, soit juste comme ça, pour voir, soit pour me montrer quelqu’un son crush ou autre, là on reste un peu plus de temps sur le profil en général. Ca peut aussi être pour faire une remarque positive ou négative sur un de ses photos ou publi, on regarde les profils pour se moquer ou pour admirer.
La consultation collective de profils sur les réseaux sociaux sert donc de support à une conversation, un moyen d’aller plus loin dans l’évocation d’une personne. On retrouve également dans ce cas la prédominance de l’attirance sentimentale ou sexuelle pour une personne, puisque 71,8% des répondants déclarent consulter le profil de ceux ou celles qui attirent la personne qui leur en parle, 63,7% déclarent consulter le profil de sa ou ses dernière(s) conquête(s) et 54,8% celui de son ou sa petit.e ami.e.
Cette pratique très répandue semble être liée à un autre aspect du stalking : l’utilisation des réseaux sociaux comme des annuaires. En effet les réseaux sociaux rendent aujourd’hui très facile l’identification des personnes, et notamment Facebook et Instagram grâce à la prédominance des photographies. Ainsi, à la question “Quelle(s) raison(s) peuvent vous pousser à consulter le profil d’une personne sur les réseaux sociaux ?”, 82,8% des enquêtés répondent “pour mettre un visage sur un nom”. De même, à la question “Lorsque l’on vous parle d’une personne que vous ne connaissez pas, vous la cherchez sur les réseaux sociaux :”, seuls 7,5% des répondants répondent “jamais”, et 50,8% déclarent le faire fréquemment ou systématiquement.
Les réseaux sociaux sont alors utilisés comme un moyen d’identifier plus précisément quelqu’un dont on ne connaît que le nom ou dont on nous parle, mais également de préparer une rencontre en identifiant physiquement la personne que l’on va rencontrer, et en cherchant à constituer un socle minimal de connaissances à son propos. Ainsi 88% des répondants affirment-ils avoir déjà consulté le profil d’une personne avant une rencontre planifiée, et 59,4% disent le faire ou l’avoir fait fréquemment voire systématiquement.
C’est donc ici, le côté “utile” du stalking qui ressort, plus que le voyeurisme évoqué dans certaines des définitions. Par ailleurs, 45,9% de nos enquêtés considèrent que le fait de consulter les profils sur les réseaux sociaux est pratique, ce qui souligne l’utilisation des réseaux sociaux comme une sorte d’annuaire ou de catalogue des personnes.
Stalker au-delà des réseaux sociaux
Si le stalking est principalement pratiqué sur les réseaux sociaux, certaines actions se font en-dehors de ceux-ci. En effet, plusieurs répondants à notre enquête affirment utiliser d’autres moyens numériques pour obtenir des informations sur une personne, et notamment la recherche google. Celle-ci est généralement couplée avec une recherche sur les réseaux sociaux : elle est alors utilisée soit pour trouver les profils réseaux sociaux de la personne ciblée, soir pour approfondir les informations à trouver et pour exploiter un pan plus large de sa présence en ligne, comme le précise Marion :
Quand je google un gars j’ai pas tellement de but, je veux juste en savoir le plus possible et voir un peu ce qu’il y a sur lui sur internet quoi. Assez souvent ça sort des photos pas mal vieilles c’est assez marrant d’ailleurs.
Mais l’utilisation la plus importante de Google et des autres plateformes externes aux réseaux sociaux semble être pour trouver le profil et des informations d’une personne très peu connue de l’utilisateur. Cette pratique peut s’observer dans les courts témoignages de nos répondants, ou elle apparaît presque systématiquement couplée avec une recherche sur les réseaux sociaux, comme dans le témoignage anonyme suivant, qui explique la manière dont la personne recherche quelqu’un qu’il ou elle connait très peu :
Avec le peu d’info, soit nom ou prénom et localité, soit en cherchant une identification ou un commentaire de cette personne recherchée sur les photos et publications d’éventuels amis communs, puis en analysant les comportements écrits et les visages, … par déduction, et en s’aidant aussi de google et des infos qu’on peut trouver sur autre chose que les réseaux sociaux
Cependant, ces témoignages concernent en grande majorité les informations issues des réseaux sociaux, et l’utilisation de google et d’autres moyens extérieurs semble être relativement minoritaire.
Nous l’avons vu, le stalking est donc une pratique dense, pleine de possibilités et de caractéristiques et largement utilisée. Cependant, sa dimension secrète, que nous avons mise en exergue dans la définition, en fait une pratique avouable à demi-mots.
Le stalking, un plaisir coupable
Les moyens mis en oeuvre, entre honte et fierté
Pour un certain nombre d’utilisateurs des réseaux sociaux, le fait de stalker quelqu’un implique un panel varié de moyens et d’idées, et notamment dans le cas où il recherche le profil d’une personne dont il possède peu d’informations. La recherche devient alors une véritable activité avec des méthodes précises et rodées, comme dans le témoignage anonyme suivant :
Recherche d’un sex-friend disparu du jour au lendemain. Info dispo: le prénom, l’école et le bar favori,
– recherche facebook prénom + localité : un premier tri grâce aux photos ,
– le site de l’école + prénom > site d’une entreprise où il y a ce prénom qui apparaît en tant qu’apprenti > découverte du nom de famille potentiel
– les photos de la page facebook du bar > identification sur les photos ou les commentaire: non, mais j’ai retrouvé un photo de lui.
– recherche via google image + nom et prénom > le compte de la personne recherchée, avec prénom et pseudo.
On peut alors constater l’organisation nécessaire à la recherche d’une personne à propos de laquelle l’on possède peu d’informations, et c’est cette organisation qui fait de la recherche, pour certains, un véritable “passe temps”, comme l’affirme l’un des répondants, voire un talent dont certains stalkeurs sont particulièrement fiers. C’est notamment le cas de Marion :
Je me souviens d’une fois où je voyais un gars que j’avais rencontré dans un bar, je ne connaissais que son prénom, qui était super courant en plus, et je connaissais la boîte dans laquelle il bossait, qui était une très très grosse boîte. Ben du coup j’ai testé, avec les différents paramètres de recherche de Facebook j’ai cherché avec son prénom et sa boîte, et puis je l’ai trouvé. J’étais super fière et je bénis les gens qui renseignent toutes leurs activités sur leur profil !
Dans ces cas, l’action de stalker et le challenge que cela représente devient presque plus important que le profil à présent accessible. Ainsi Marion n’a-t-elle pas exploité le profil qu’elle venait de retrouver :
Bon après ce gars je l’ai pas ajouté, c’était à la fois pour le challenge et aussi un peu pour montrer des photos de lui à mes potes.
Cependant, cette organisation dans la recherche des profils peut également induire un certain sentiment de honte de la part du stalkeur, du fait de la complexité des moyens employés et de l’acharnement pour retrouver cette personne. Nous pouvons établir l’existence de ces deux sentiments parallèles grâce à la répétition de l’occurrence “creepy” ou “flippant” dans les témoignages anonymes récoltés dans le questionnaire, qui font systématiquement référence à la propre pratique du répondant. De même, Marion conclut son récit par une réflexion sur les conséquences de sa recherche :
Du coup une fois que j’avais son nom j’ai fait pas mal de recherches google et j’en ai appris un peu plus sur lui ! D’ailleurs c’était assez étrange parce qu’après quand on s’est revus il m’a raconté des trucs que je savais déjà, j’étais pas super à l’aise.
La fierté et la satisfaction que peuvent induire une recherche de profil aboutie s’accompagnent donc parfois d’un sentiment de gêne, un paradoxe à l’échelle individuelle qui fait écho à une ambivalence plus générale de la pratique.
Une pratique entre universalité et tabou
Nous l’avons vu, la quasi-totalité des répondants au questionnaire ont au moins une fois recherché une personne qu’ils ne connaissaient pas sur les réseaux sociaux, ont consulté en profondeur le profil de gens qui n’étaient pas leurs amis proches ou encore ont regardé sur les réseaux sociaux le profil d’une personne dont on était en train de leur parler. A la question “Quelle(s) affirmation(s) corresponde(nt) le plus à votre avis sur le fait de consulter régulièrement le profil des gens sur les réseaux sociaux ?”, la proposition “Tout le monde fait ça” a récolté l’adhésion de 65,4% des répondants. Cependant, à la même question, près d’un tiers des enquêtés ont répondu “c’est malsain”, un terme également présent plusieurs fois dans les définitions proposées par les répondants. Il existe donc une double dimension au stalking, l’idée selon laquelle tout le monde le fait mais il s’agit d’une pratique inavouable. Cette dimension ressort visiblement dans la presse numérique. En effet, les articles de webzines sur le stalking sont très nombreux, et témoignent alors d’une pratique largement répandue. En effet, sur sept titres retenus sur la première page de la recherche google “stalking réseaux sociaux”, un est un témoignage, deux sont des informations ou réflexions sur la pratique, et les quatre restants sont des articles rédigés pour conseiller les personnes dans leur entreprise de stalking :
Cette répartition témoigne alors d’un double aspect de la pratique : ils sont vraisemblablement à l’intention du grand public, qui se retrouvera alors dedans et confirme la large diffusion de la pratique, mais le contenu insiste sur l’aspect secret et presque interdit du stalking puisque les conseils pour consulter les profils des individus sont centrés sur le fait de ne pas se faire attraper.
Dans l’article « Je suis la pro du stalking… et parfois je me fais peur » (2) du webzine Madmoizelle.com, la journaliste verbalise cette ambivalence et dévoile le règlement implicite du stalking : “C’est donc ainsi que j’ai compris la première leçon du stalkage : tant que personne ne l’apprend, ça va. Sinon, en une seconde à peine, tu peux devenir aux yeux des autres la personne la plus creepy de la Terre. “
Marion verbalise également cette dualité de la pratique :
Pour moi tout le monde le fait oui, ou quasi. Après il y a une différence entre se dire ça et vraiment savoir qu’une personne en particulier stalke. Si j’ai une histoire avec un gars, évidemment que je vais le stalker, et je vais me douter qu’il fait pareil. Par contre si j’en ai la confirmation ça va me faire bizarre. […] Et puis alors si c’est quelqu’un que je connais très peu ou pas du tout, je vais trouver ça ultra flippant. Alors qu’en soit ça m’arrive tout le temps de me retrouver sur le profil de gens avec qui je n’ai même pas d’ami en commun !
Cette ambivalence de la pratique s’accompagne donc d’une sorte d’incompréhension des actions et des motivations des individus. En effet, lorsqu’elle stalke quelqu’un, Marion a conscience de ce qu’elle fait et connaît parfaitement ses intentions et ses sentiments envers cette personne, de même pour ses amis proches. Cependant, dans le cas où elle est la cible du stalking, il lui est très difficile de connaître les raisons qui ont poussé le stalkeur à observer son profil.
La culpabilité et la peur d’être découvert.e
C’est la conscience de l’ambivalence de la pratique qui pousse une très grande partie des utilisateurs des réseaux sociaux à craindre d’être découverts par la personnes qu’ils sont en train de stalker. Les utilisateurs en viennent alors à redouter les indicateurs des réseaux sociaux tels que les likes ou les ajouts, comme c’est le cas de Marion :
Ma pire peur c’est de liker par erreur une publication de quelqu’un que je stalke, ou pire d’ajouter en ami quelqu’un que j’ai pas. Sur Facebook je passe mon temps à aller voir mon historique personnel, en gros c’est une page qui recense toute ton activité sur facebook, c’est super utile pour voir si tu as pas liké un truc ou genre envoyé un poke par erreur à quelqu’un. Avec un portable ça va hyper vite, tu scroll tu scroll et tu te retrouves très vite à liker sans même le voir, sur facebook comme sur instagram.
Cette prudence peut être liée à un sentiment de honte, voire de culpabilité, qui n’est pas nécessairement persistant mais peut apparaître dans le cas d’une découverte de la pratique par quelqu’un d’autre :
Je sais pas vraiment si je culpabilise, je me dis que si je me fais pas cramer j’ai pas tellement de raison de culpabiliser. Je veux dire je suis pas en train de pirater quoi que ce soit, moi tout ce que je vois c’est ce que les gens ont choisi de montrer, donc en soi je fais rien de mal. Mais c’est mal vu, et par tout le monde, je te dis même moi je trouve ça creepy alors que je le fais tout le temps.
Il existe une certaine conscience de l’absence de rationalité de cette crainte : en effet, comme le souligne Marion, les données récoltées lors de séances de stalking ont été délibérément rendues visibles par la personne qu’elles concernent. Cependant, c’est ici la dimension voyeuriste et surtout le sentiment de non-légitimité à consulter le profil qui font du stalking une pratique considérée comme honteuse.
Ainsi le stalking est-il une notion difficile à définir précisément, en ce qu’il n’a pas de cadrage défini et que chaque utilisateur des réseaux sociaux peut lui prêter sa propre définition. Cependant, nous avons pu déterminer qu’il s’agissait principalement d’une pratique secrète, consistant à observer plus ou moins profondément les profils des individus sur les réseaux sociaux, ou de chercher avec assuidité une personne très peu connue. La variété des cibles possibles et des pratiques du stalking en font une pratique très répandue, mais qui reste néanmoins une sorte de tabou. Stalker permet donc de mieux connaître des personnes avec lesquelles l’individu a peu de lien, mais il est admis que cette pratique doit rester secrète pour ne pas entâcher les relations avec les personnes stalkées, et plus généralement pour ne pas dévoiler ce qu’une grande quantité de personnes considèrent comme une dimension malsaine de la pratique.
(2) « Je suis la pro du stalking… Et parfois je me fais peur – témoignage », madmoizelle.com