Marine Guignard & Tiphaine M.
Introduction
En 2016, le World Happiness Report, une mesure du bonheur à l’initiative des Nations Unies, déclare le Danemark « Pays le plus heureux au monde ». Le résultat fascine : les articles pour percer le secret nordique fleurissent, les livres consacrés au sujet (Heureux comme un danois, Le livre du Hygge, …) s’affichent en tête de gondole et rapidement la déco scandinave envahit les catalogues.
Si le bonheur ne s’infiltre pas nécessairement à travers un plaid en laine, une chose est sûre, c’est qu’il fait vendre. Bien que le bonheur se définisse par un état durable de simplicité et de plénitude, dans le sens de ne rien manquer d’essentiel, les messages envoyés par nos sociétés modernes complexifient notre rapport au bonheur.
En tant que construction sociale, la représentation du bonheur évolue avec les moeurs. Il est plaisir chez les Hédonistes, puis remis en question par les Stoïciens, ou question d’équilibre chez les Epicuriens, tandis que l’Europe Chrétienne le destine au Paradis. Au Siècle des Lumières, le concept de bonheur prend une dimension politique et les historiens s’accordent à dire que cette période marque le début d’un changement significatif dans la culture occidentale : le bonheur devient un droit. En France, il s’inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Outre-Atlantique, Thomas Jefferson affirme le droit de rechercher le bonheur comme une vérité évidente, tandis que George Mason, dans la Déclaration des droits de Virginie, parle de rechercher et d’obtenir le bonheur comme un don et un droit naturel.
À travers plusieurs étapes, l’historien Peter N. Stearns constate un tournant américain dans l’engagement au bonheur : « Il y a deux siècles, l’Américain souriant était en train de devenir un stéréotype, alors qu’une nouvelle nation cherchait à justifier son existence en projetant des revendications supérieures au bonheur. » Puis, au cours du XIXe siècle, la culture du bonheur s’étend à des aspects de la vie quotidienne. Le travail est revendiqué comme source de bonheur et la famille en devient un pilier. En 1920, la littérature exploite allègrement le sujet, mais selon l’historien :
« La poussée va au-delà des livres et des articles populaires. L’engagement culturel en faveur du bonheur a favorisé de nouveaux efforts pour associer le travail au bonheur, par l’expérimentation de techniques de relations humaines. […] Elle a donné naissance à de nouveaux empires commerciaux comme la Walt Disney Company, dont la devise est devenue « rendre les gens heureux » et dont les employés ont convaincu les clients qu’ils étaient déjà heureux simplement parce qu’ils étaient dans un environnement Disney. […] Elle a donné lieu à de nouvelles normes pour les poses publiques, avec des sourires partout, que ce soit lors des sorties en famille ou sur les photos d’hommes politiques ».
The History of Happiness, Peter N. Stearn. Harvard Business Review. Janvier – Février 2012.
Peter N. Stearn relève également l’injonction de produire une « enfance heureuse » qui pèse sur les parents, comme un phénomène relativement récent. À l’origine un droit, le bonheur devient alors un devoir. Nourrit par des intérêts économiques et politiques, il s’applique désormais à tous les domaines de l’existence : « Comprendre l’impératif du bonheur comme un artefact de l’histoire moderne, et non comme une caractéristique inhérente à la condition humaine, ouvre de nouvelles possibilités de comprendre les aspects centraux de notre expérience sociale et personnelle. »
Dans un monde hyper-connecté, il est devenu difficile d’ignorer cette culture du bonheur qui n’a cessé d’amplifier et dont les sollicitations questionnent sans cesse notre rapport à lui : applications, guides numériques, sites, influenceurs ont investis le marché du bien-être répandant une positivité parfois toxique : « Le bien-être n’apparaît plus comme un idéal auquel nous pouvons librement choisir d’aspirer, mais bien comme un impératif moral qui a fini par se retourner contre nous.» expliquent Carl Cedeström et André Spicer dans Syndrome du bien-être.
Quand le concept de la recherche du bonheur a émergé chacun vivait une existence plus fermée. Désormais, les nouvelles technologies permettent d’accéder facilement à d’autres chemin de vie et ainsi à plus d’idées, plus d’occasions d’être éclairés et d’apprendre à mieux vivre. Mais cette nouvelle perspective apporte également son lot d’injonctions : vie sociale, vie professionnelle, vie amoureuse et sexuelle, vie familiale, apparence physique, développement personnel, santé, voyages, … Chaque aspect de la vie devient une case potentielle à cocher pour répondre aux critères du bonheur socialement établis. Ainsi, la responsabilité de son propre épanouissement n’a jamais été aussi forte et culpabilisante.
Mais manifestement, la formule marche. À travers l’écran, le bonheur se porte fièrement. Les internautes entretiennent d’eux-même l’injonction, en devenant à la fois metteurs en scène de leur propre bonheur et spectateurs de celui des autres. Mais on donne à voir et on nous donne à voir, un bonheur qui tait sa réalité. Habillé de filtres, l’illusion du bonheur devient une quête tyrannique.
À travers des recherches documentaires et des entretiens qualitatifs, ce dossier tend à observer dans quelle mesure le numérique participe à cette injonction au bonheur. Tout d’abord en définissant cette l’injonction et en étudiant sa place dans l’écosystème numérique, ensuite par l’analyse de l’impact sur les internautes, enfin par l’observation des limites et des critiques qui ressortent de cet impératif d’être heureux.
Etats des lieux : L’injonction au bonheur à l’ère du numérique
Autrefois promu à grande échelle par la littérature ou la publicité, le bonheur s’est largement répandu à travers la toile. Les réseaux sociaux en ont repris les codes, tandis qu’une économie en ligne du bonheur se diffuse.
Qu’est-ce que l’injonction au bonheur ?
Par définition, on entend par injonction, un ordre, un impératif qui, s’il n’est pas rempli, entraîne une sanction. Associé au bonheur, on accède au leitmotiv de nos sociétés modernes d’être heureux à tout prix. L’injonction au bonheur, c’est l’idée que pour être une personne socialement acceptable et acceptée, il faut se donner les moyens d’être heureux. Après tout qui ne souhaite pas l’être ? Selon Aristote, il est la seule chose que l’on recherche pour elle-même. Mais alors que cet impératif du bonheur est devenu omniprésent, sa définition en elle-même n’est pas pour autant plus claire. Profitant de ce flou, le concept est largement instrumentalisé à des fins politique et économiques. On promet ainsi divers moyens et solutions pour provoquer ou répondre à cette aspiration au bonheur.
Interrogé par France Culture, le philosophe François Jullien évoque le sujet lorsqu’il rejette l’utilisation d’expression à l’impératif telle que “soyez zen” : « ça rejoint quelque chose qui est horrible, c’est le développement personnel, cette sorte de marché du bonheur qui prolifère aujourd’hui au détriment d’une pensée intelligente et qui par facilité encombre le marché”. Un marché qu’Eva Illouz analyse dans son dernier ouvrage consacré à l’injonction au bonheur Happycratie. La philosophe met en lumière la façon dont le bonheur s’est répandu en tant que devoir, promesse, droit et demande. À travers l’économie de la psychologie positive et du développement personnel, l’individu est devenu un “capital à faire fructifier”. La culture de l’entreprenariat fortement diffusé par la politique de l’innovation participe également à cette idée que si l’on veut on peut. «La passivité est devenue socialement inacceptable», analyse Nicolas Marquis, professeur de sociologie à l’université Saint-Louis, à Bruxelles.
Dans un article pour the Baffler, Joseph Todd s’attaque au titre Happy de l’artiste Pharrell Williams sorti en 2014 :
“ Son succès n’est pas seulement dû aux paroles répétitives ou à son adhésion à la formule saccharine du hit pop, mais aussi à cette hégémonie idéologique qu’il a su mettre à profit. Quand Pharrell chante que « le bonheur est la vérité », il fait, en réalité, une déclaration idéologique profonde, et qui correspond à beaucoup de ce que le néolibéralisme implique. Notre réalité physique immédiate, enseigne Pharrell, est sans importance. Ce qui importe, c’est la façon dont les individus l’interprète et y réagissent. Nous avons le choix de pouvoir, nous disent nos politiciens et nos chanteurs pop, et ainsi la logique du marché s’étend au-delà du domaine des marchandises et des services, submergeant aussi nos états émotionnels. […] L’individualisation du bonheur est liée à la dépolitisation du bien-être. Une fois que notre état mental devient un choix – prendre une pilule, en consommer davantage ou simplement sourire parce que pourquoi pas ? – notre situation matérielle perd de son importance. Pourquoi se plaindre de l’inégalité, de la montée en flèche des loyers, des réductions de l’aide sociale ou de la prestation de services alors que l’amélioration de votre condition matérielle n’a que peu d’impact sur votre bonheur de toute façon ? ”
Smile like you mean it, Joseph Todd. The Baffler. 16 juin 2015.
L’injonction au bonheur véhicule ainsi l’idée que le bonheur est le résultat d’un choix déterminé, d’un travail, qu’il faut embrasser au risque de ne jamais faire parti des « élus » et de passer à côté de sa vie. Une idée particulièrement anxiogène et culpabilisante qui passent sous silence des problèmes d’ordre collectif.
L’injonction au bonheur et le numérique
L’exposition du bonheur sur les réseaux sociaux
L’arrivée du numérique a produit de nouveaux moyens de communication, autant de nouveaux moyens d’exposer son bonheur aux yeux de tous. Particulièrement, les réseaux sociaux sont utilisés comme de nouveaux outils où il semble bon d’exposer son bonheur personnel. Cette pratique des réseaux sociaux a cette caractéristique que l’on expose aux yeux de tous ce que l’on poste si le compte public.Cette particularité de l’ouverture de contenus privés en public accentue le fait de ne vouloir exposer et publier des contenus exclusivement positifs. En effet, dans un environnement personnel on va pouvoir montrer “son vrai visage”, se sentir assez à l’aise pour parler de choses qui ne vont pas, etc., car on se sent dans un environnement de confiance. Dans un environnement complètement ouvert au public, on va éviter de montrer des aspects négatifs de nous à des gens que l’on connaît peu ou pas du tout. Aussi, les réseaux sociaux s’affichent comme une nouvelle pratique du bonheur, où l’on poste ce qui nous rend heureux. “Le nombre de tweets et de posts Instagram et Facebook échangés quotidiennement sur ce sujet a explosé”. Voici quelques chiffres pour faire un petit état des lieux de la place du “bonheur” sur les réseaux en prenant ici l’exemple d’instagram. Le principe d’Instagram est très simple : partager ses photos de manière rapide et simple. Instagram a été créé en 2010, et en 2016, l’application comptait déjà plus de 400 millions d’utilisateurs actifs par mois. Instagram c’est : poster des photos, des vidéos, mettre une légendes en dessous, ou pas, taguer des personnes sur la photo et mettre des hashtags. Les hashtags permettent d’étiqueter les photos. Les photos peuvent ainsi être trouvées par n’importe qui. Aussi, voici la liste des hashtags les plus utilisés sur Instagram :
1. #love
2. #instagood
3. #me
4. #tbt
5. #cute
6. #follow
7. #followme
8. #photooftheday
9. #happy
10. #tagforlikes
On remarque la présence de #happy qui est le 9ème hashtag le plus utilisé. #happy a été utilisé pour 494 millions de publications. D’autres hashtags portant l’idée de bonheur comme #happiness (107 millions de publications), #livingmybestlife (2,3 millions de publications), très en vogue en ce moment, qui veut littéralement dire que notre vie est au top du top.
Les photos liées à ces hashtags sont toujours les mêmes, il s’agit le plus souvent de photos du propriétaire du compte, d’un endroit paradisiaque, de couples heureux, d’enfants ou de selfies d’utilisateurs souriants. Il s’agit de se montrer sous son meilleur jour. On a demandé dans nos entretiens qualitatifs de ranger dans un ordre de plus probable au moins probable des photos d’eux qu’ils pourraient publier sur les réseaux. Pauline et Alexandre ont choisi l’ordre suivant : photo de moi avec des amis/famille – photo de moi souriant – photo de moi sans sourire – photo au travail.
En effet, se montrer avec des gens est souvent signe d’une vie sociale riche et heureuse, se montrer souriant est plus agréable pour ceux qui regardent que se montrer sans sourire même si la photo est belle. Les utilisateurs préfèrent se montrer sous des aspects positifs..
Marie Lopez est une Youtubeuse et “influenceuse” française, elle a 4,5 millions d’abonnés sur Instagram. Son feed est constitué principalement de photos d’elle dans des paysages paradisiaques où elle se met en scène, dans des pays étrangers. Elle explique aussi dans une de ses dernières vidéos, à propos des vlogs qu’elle faisait ultra-régulièrement (plusieurs fois par semaine) : “j’essayais de toujours trouver un truc cool à faire pour que mon vlog soit bien”, expliquant qu’elle était oppressée de devoir toujours montrer un truc sortant de l’ordinaire à faire tous les jours.
Les photos des influenceurs mais aussi des gens lambda sont généralement positives, les personnes arborent un sourire, montrent de beaux paysages, ou encore se montrent dans des situations “exceptionnelles”. Pauline le dit clairement “Je poste pas souvent sur Instagram, mais quand je le fais c’est parce que je suis dans un endroit inhabituel, en voyage, etc.”
Quelques comptes se font critique par rapport à cette utilisation d’Instagram et cette façon de toujours devoir montrer ds trucs “cools”. C’est le cas de la chanteuse Angèle, qui, malgré sa célébrité, préfère tourner au ridicule cette mode d’un feed Instagram toujours parfait. Elle dénonce d’ailleurs dans ses chansons ce monde dans lequel on doit se montrer sous son meilleur jour, et questionne le bonheur : “Le bonheur n’existe que pour plaire, je le veux. Enfin je commence à douter, d’en avoir vraiment rêver, est-ce une envie ? Parfois j’me sens, obligée” Avant d’ajouter d’un ton ironique :”Le spleen n’est plus à la mode, c’est pas compliqué d’être heureux[…] ce bonheur, si je le veux je l’aurai”.
Pourquoi alors parlons-nous d’injonction au bonheur ? Nous savons que les réseaux sociaux sont énormément utilisés, cet étalage de bonheur influence les utilisateurs qui consomment ce genre de contenus. L’utilisateur se trouve confronté au bonheur des autres, sauf que ne voyant pas l’envers du décor, la vie des autres lui semble parfaite. Aussi, les utilisateurs peuvent se mettre à envier la vie et le bonheur des autres, mais aussi sentir une pression face au bonheur exposé des autres quant au fait qu’il est facile d’être heureux et qu’ils doivent l’être aussi pour pouvoir être dans la norme. Qu’en est-il réellement de cette pression ? Existe-t-’elle vraiment ? Les utilisateurs se sentent-ils forcés d’être heureux influencés par ces contenus numériques ?
Développement des méthodes 2.0 pour accéder au bonheur
Selon notre étude qualitative, certains se sentent atteints par ces bonheurs mis en ligne. C’est le cas de Yohana qui admet que certains contenus publiés par ses amis Facebook en voyage, etc., lui donnent envie d’avoir pareil : “oui parfois ça influence ma vision du bonheur, je me dis que si j’avais les moyens je pourrais voyager, et ça peut me démotiver par rapport à ce que je vis”. Cependant, elle relativise assez vite et trouve des moyens pour aller mieux et essaie de se contenter. de ce qu’elle a : “il y a une autre amie qui a une vision très sereine du bonheur et je me compare à elle (elle fait du yoga etc), et j’essaie de faire pareil”. Le yoga, parmis tant d’autres, est l’une des méthodes revendiquées pour atteindre le bien-être et relativiser. Quelles sont ces méthodes, de plus en plus en vogue ?
Yohana cite le yoga et la méditation. C’est en effet, une pratique qui s’est énormément développé avec les réseaux et les nouvelles formes de communication. La pratique de la méditation est exposée comme un moyen d’accéder au bien être et à la paix intérieure. Si ce n’est pas une pratique qui vient d’être inventée, elle s’est bien développée ces dernières années. Mais la méditation n’est pas le seul moyen prôné sur internet comme moyen d’accéder au bonheur. Nous avons affaire dernièrement à une multiplication de livres, vidéos, etc. qui traitent du développement personnel ou comment faire pour être en paix avec soi et heureux. Dans la plupart de ces méthodes pour accéder au bonheur l’idée est que le bonheur viendrait de notre être profond et que nous en sommes responsables.
Toutes ces méthodes et les “influenceurs” mettent en avant l’idée que le bonheur est cet objectif suprême qu’il faut atteindre. Alors on remarque un développement important, du nombre de coachs de vie, l’émergence de nouveaux métiers comme le chief happiness officer, qui s’occupe du bonheur des employés dans les entreprises, ou encore de livres qui traitent du développement personnel. Le podium des meilleures ventes Amazon France est constitué de Le parfum du bonheur est plus fort sous la pluie, Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une. Plus précisément via le numérique, des sites internet promeuvent le bonheur comme l’Optimisme.com, qui veut “remettre le meilleur de l’humain en avant”, des podcasts comme Trois minutes à méditer sur France Culture qui a été téléchargé 1 million de fois, ou encore les vidéos YouTube. YouTube représente aujourd’hui une part grandissante dans les médias d’information. Beaucoup de youtubeurs traitent du bonheur, comment le trouver, comment atteindre la paix intérieure, dont des youtubeurs très suivis, qui se sont convertis aux vidéos de développement personnel au fil du temps. Safia Vendome faisait avant des vidéos beauté lifestyle, mais en 2018 elle aborde désormais des sujets plus spirituels. Attirée vers la méditation, le Yoga, la paix intérieure, Safia Vendome délivre de plus en plus de contenus en rapport avec ses nouvelles aspirations. Elle donne ainsi des conseils pour capter les petits bonheurs de tous les jours, pour méditer et pour lâcher prise (mot d’ordre de la sophrologie et la psychologie positive, un état difficile à atteindre mais qui permet de se défaire du stress.) Parmis quelques titres de vidéos présentes sur sa chaîne Youtube : “Cette musique en nous”, “Mon voyage à Majorque : lâcher prise”, “Vivre l’instant !”, “Commencer la méditation : The Inner Life!”. Margot de la chaîne YouMakeFashion promeut également le positivisme via ses vidéos et son mode de vie qu’elle montre sur les réseaux. Parmis ses vidéos : “Pourquoi j’ai confiance en moi ?”, “Les secrets de ma joie de vivre : sourire, foncer et profiter !”, “Viens on prend un café et je te rebooste ?”. Nous ne citons que deux youtubeuses mais YouTube est une véritable niche pour ce genre de vidéos. Si ces vidéos n’ont pas de but lucratif, elles ne sont que le reflet de leur mode de vie et de ce qu’elles pensent profondément. Mais les youtubeurs ont une influence conséquente sur le public, notamment les plus jeunes. Si leurs conseils ne tirent de légitimité que de leur propre expérience, ils ne sont pas loins de ceux délivrés par des professionnels dans des sources d’informations plus classiques comme les livres ou les podcasts.
Les applications liées au bien-être, pour aider à mieux vivre sont également à la mode. Fabulous a été téléchargé plus de 5 millions de fois. L’application se dit “fondée sur la science”, propose d’apprendre à “maîtriser sa routine”, “atteindre vos objectifs et réaliser votre potentiel”, des “défis quotidiens”, tout cela, “pour que vous profitiez d’une vie plus saine”. Avec une note de 4,6, l’application a un franc succès. Plus de 218 000 personnes ont laissé un avis sur le store dont 160 514 un avis avec 5 étoiles, expliquant comment l’application leur permet de se sentir mieux Nous pouvons citer beaucoup d’autres applications de ce genre dont O’Zen, Bliss, Wunderlist, Audible, etc. La mode du bien-être est clairement au rendez-vous. Si le bien-être on le suppose, a toujours été un état recherché depuis les temps les plus anciens, aujourd’hui il est un facteur de contenus et notamment de contenus lucratifs.
Nous l’avons vu, le bonheur est à la mode. Montrer son bonheur sur les réseaux sociaux est devenu monnaie-courante : voyager, mener une belle vie de couple, autant de choses exposées qui donnent à penser que l’idéal de vie existe et qu’il est si simple de l’atteindre. Une idée du bonheur devenu primordial qui peut engendrer une certaine pression pour ceux qui se sentent en retrait de ce nouveau mode de vie : le bonheur. Pour les aider, autant de méthodes se multiplient sur internet, conseils personnalisés, histoires de vie, réussites extraordinaires, applications sur-mesure mais pour le plus grand nombre, … Comme le chante Angèle, la jeune artiste belge omniprésente dans les médias, “ce bonheur, si je le veux je l’aurai”. C’est si simple, on peut vous donner les clés du bonheur, puis il ne conviendra qu’à vous d’y parvenir.
Les effets de l’injonction au bonheur sur les internautes
Le bonheur est devenu un modèle de mode de vie dans notre société contemporaine occidentale, un modèle à atteindre absolument si vous voulez rentrer dans les cases. Mais quels sont les effets de cette injonction au bonheur sur les internautes ?
Le rapport à soi
Eva Illouz et Edgar Cabanas écrivent dans L’Happycratie. “L’approche scientifique du bonheur et l’industrie du bonheur […] contribuent à entériner l’idée selon laquelle la richesse, et la pauvreté, le succès et l’échec, la santé et la maladie seraient de notre seule responsabilité. Cela légitime également l’idée selon laquelle il n’y aurait pas de problème structurel mais seulement des déficiences psychologiques individuelles”. En effet, d’après les livres de coaching, de développement personnel, le bonheur serait de notre fait. Aussi, sur les quatre personnes que nous avons interrogées, toutes ont répondu que le bonheur dépendait de soi-même. Le bonheur apparaît pour Pauline comme un objectif, qui paraît aller de soi : “Oui bien sûr le bonheur est un objectif. Mais pour tout le monde je pense. Qui ne voudrait pas être heureux ?” Et pour accéder à ce bonheur, il faut le vouloir et faire ce qu’il faut pour. Aussi Pauline nous relate un exemple de sa propre expérience pour se donner les moyens de reprendre le dessus et les rennes de sa vie lorsque quelque chose ne va pas :
“J’étais malheureuse, je sentais que quelque chose me manquait. Tout le monde avait trouvé une alternance et au début je m’étais dit que ce n’était pas grave si je n’en avais pas vu que ce n’était pas obligatoire en première année. Puis, en commençant l’année j’ai remarqué que beaucoup en avait une, et surtout qu’une semaine sur deux à rien faire, à ne pas avoir de rythme, ça commençait à peser sur mon moral. Alors que jusqu’à maintenant j’avais recherché assez passivement une alternance et surtout j’avais des exigences pour en accepter une, j’ai revu mes critères à la baisse, j’ai passé mon temps à faire des recherches et envoyer des CV, et finalement j’étais prête à accepter n’importe quoi. J’ai trouvé un stage, qui ne me plaisait pas forcément, mais de reprendre un rythme comme les autres, ça m’a fait du bien”.
Cette envie de toujours accéder au bonheur produirait des êtres “happycondriaques”, “focalisés sur leur moi et continuellement soucieux de corriger leurs défaillances psychologiques, de se transformer et de s’améliorer.” Selon les auteurs de L’Happycratie, la société s’évertuerait ainsi à normaliser notre obsession pour la santé physique et mentale. Est-il réellement sain de vouloir être toujours heureux ? Cette idée est problématique car on en oublierait que le malheur existe, et il nous paraîtrait d’autant plus fort lorsqu’il arriverait. C’est là que se situe le problème selon les deux auteurs : “En identifiant le bonheur et la positivité à la productivité, la fonctionnalité, l’excellence et la normalité (et donc comme malheureux tout ce qui se situe aux antipodes de ces mêmes notions), la science du bonheur nous force à choisir entre souffrance et bien-être.” Nous serions toujours en mesure de choisir entre bonheur et malheur, et ce serait donc notre seule responsabilité si nous sommes malheureux. C’est ce que semblent penser nos quatre interviewés : nous pouvons nous donner les moyens de ne pas être malheureux. Alexandre cite par exemple parmi les obstacles au bonheur “soi-même”, et Yohana cite “la pensée (car tu le ne veux pas), ça vient de toi-même”. Ainsi, si le bonheur dépend de soi et on pourrait y remédier par soi-même. Selon Eva Illouz et Edgar Cabanas, cette idéologie du bonheur dépendant de notre seule volonté supposerait que “la souffrance pourrait être rayée de nos existence une fois pour toutes.”
“En clair, si une personne souffre, c’est parce qu’elle n’a pas fait les bons choix pour arrêter de souffrir ou n’a pas été assez tenace pour surmonter les circonstances négatives. Ce discours extrêmement culpabilisant créé une pression sociale nous obligeant à toujours paraître amical, souriant, joyeux, etc. Aujourd’hui, affirmer être malheureux est très difficile car cela signifie que l’on n’a pas fait les bons choix, que l’on ne sait pas apprécier sa vie à sa juste valeur, ou encore qu’on ne profite pas de ce que l’on a.”
Mo Gawdat, auteur de la Formule du bonheur dit :
“Les gens choisissent d’être malheureux. Nous sommes conditionnés par le monde moderne à croire qu’il est bon d’aller mal. C’est un vieux réflexe de notre cerveau, hérité du temps où il fallait repérer les dangers environnants. c’est comme une alarme qui se déclenche. Il faut apprendre à la désactiver. Parfois la vie va être dure. Qu’est-ce qui est le plus sage ? Pleurer, ou dire: “OK, ça ne me plaît pas, je tente de l’améliorer”?”.
Selon lui, il n’y aurait aucun obstacle social ou sociétal à notre bonheur, tout dépendrait de notre volonté.
Yohana, pour qui le bonheur dépend de notre volonté propre, explique que parfois elle sent cette pression à devoir être heureux : “Oui j’ai l’impression qu’il ya une obligation à être heureux. Toutes les sociétés essayent de subir des besoins, si quelqu’un est gros une société sort une pilule, si tu veux partir en voyage il y a les banques pour ça. Il y a des pubs qui te suggèrent que tu pourrais être heureux de certaines manières.” Bien que les interviewés pensent que le bonheur vient de notre propre initiative, certains ressentent une pression face au bonheur : “Parfois j’éprouve une pression, quand il y a des choses qui ne vont pas il faut parfois faire l’inverse.” De son côté, Alexandre discerne deux sortes de pressions : “il m’arrive de ressentir deux sortes de pressions : une que je me mets à moi-même mais saine, et une vis-à-vis des autres.” La pression viendrait notamment du fait que la société véhicule une certaine représentation du bonheur qu’il faudrait respecter.
“La société véhicule un modèle de bonheur à travers l’argent. Peu de gens n’associe pas le bonheur à ça.” Yohanna.
“La publicité ou les réseaux sociaux véhiculent des idées comme le fait d’être beaux, en forme, à la mode, etc.” Alexandre.
Quant à Pauline, elle cite l’épanouissement personnel comme modèle de bonheur : “Le développement personnel prend de plus en plus de place, il faut trouver sa voie, etc.”
Le danger dépendrait donc de soi-même, mais pas que. Les autres joueraient également un rôle. Nous avons tendance à nous comparer, notre bonheur nous paraît plus ou moins bien selon les autres, pas ceux qui nous entourent, mais aussi ceux qui exposent leur bonheur sur internet.
Le rapport aux autres
“Le désir de reconnaissance de l’autre est un désir d’esclave” exprimait Nietzsche, si le regard des autres est important pour se construire, l’assujettissement à ce dernier peut-être dévastateur. L’idéal du bonheur répandu par nos sociétés s’inscrit dans nos rapports avec autrui, et son injonction s’appuie indéniablement sur la manière dont sera évalué notre propre bonheur.
Si la façon d’atteindre le bonheur dépend de facteurs subjectifs à chacun, la conception que l’on s’en fait est susceptible d’être influencée par autrui. Le bonheur établi socialement comme la consécration d’une existence fait ainsi l’objet de pressions personnelles pour sa quête en elle-même, mais il est également soumis aux influences extérieures. L’éducation est souvent le point de départ d’une injonction intériorisée et la façon de mener une “bonne vie” est généralement induite par l’entourage. Si l’expérience même du bonheur est une affaire très personnelle dans son ressenti, le bonheur en tant que construction sociale apporte une autre dimension. Notre bonheur est alors soumis à ce que l’on attend de nous pour être heureux.
Tout manuel de développement personnel qui se respecte le dira : sourire a plus de chance de vous rendre sympathique et donc de faciliter les interactions sociales. Cette activation des zygomatiques permet de signifier à l’autre que tout va bien et avec un peu de chance cela sera suffisant pour masquer le bruit des casseroles derrière nous. Le “paraître heureux” est donc régulièrement au coeur d’enjeux de la vie quotidienne. Et lorsqu’un simple sourire ne suffit plus, il faut alors avoir trouvé l’âme soeur, être parent, ou bien d’avoir une Rolex à cinquante ans, pour que notre existence soit validée. Partant de ce constat, le poids de l’injonction prend vie à travers l’autre. S’il y a d’une part un bonheur que l’on recherche pour soi, il y a également celui que l’on recherche pour ne pas être laissé pour compte. L’autre porte un regard direct sur notre bonheur, mais il y a également celui que l’on porte sur nous-même à travers ce que l’on reçoit de lui.
Sur les réseaux sociaux le regard des autres est partout, il se traduit à travers des likes, des followers, le nombre « d’amis », autant d’occasions de permettre aux autres d’évaluer et de valider la qualité de notre existence. Raphaëlle témoigne “même si je ne ressens pas le besoin de publier le moindre de mes fait et gestes sur les réseaux, quand je le fais j’attend une réaction. J’essaye de poster des choses qui me semblent bien donc si je n’ai que trois likes je vais me sentir frustrée”. Comme l’exprime Axel “j’ai le sentiment que certaines personnes ont besoin que les autres valident leur propre bonheur, qu’il n’a d’intérêt que dans ce cas”. D’autre part, on constate que l’image que renvoient les autres sur leur bonheur devient une nouvelle donnée sur la façon dont nous percevons le notre.
On constate à travers les entretiens que la vision du bonheur a évolué pour s’aligner à notre époque où le rapport au temps s’est accéléré, et où plus les nouvelles technologies nous permettent d’en libérer, plus il faut trouver de nouveaux moyens de l’exploiter. “Aujourd’hui, le modèle de bonheur le plus répandu repose sur l’hyperactivité : il faut avoir fait les dernières expositions, faire du sport, être curieux de tout, voyager, etc…” évoque Alexandre et lorsque qu’une certaine oisiveté s’expose de nouveaux codes apparaissent “Netflix a rendu le fait de passer son week-end devant des séries cool, mais dire qu’on l’a passé à regarder des vidéos youtube est moins attrayant par exemple”. Être actif pour être heureux ou donner l’illusion qu’on l’est. Ainsi, il n’est pas rare de rencontrer des personnes beaucoup plus enthousiastes à l’idée de la photo qu’elles vont poster de la dernière expositions en vogue, plutôt que par l’exposition elle-même, justement parce que ce moment de vie contribuera à valider leur existence aux yeux des autres. Ces instants mis en scène à travers des filtres, un texte, des hashtag, des amis tagués participent à l’image numérique que l’on renvoie aux autres :
“A une période je faisais systématiquement des stories des soirées où j’étais, je pense que j’avais l’impression de prouver quelque chose aux personnes qui les verrait, l’avantage c’est que les stories n’appellent pas forcément à une réaction puisqu’il n’y a pas de validation publique comme les likes, généralement on compte plutôt le nombre de personnes qui ont vu la story et on l’interprète par un certain intérêt de leur part. Les gens peuvent en penser ce qu’ils veulent, on obtient juste la satisfaction que ce qu’on a posté a été vu, ou de la frustration si ce n’est pas le cas, mais au moins l’échec ne sera pas public”.
Témoignage
Lorsque Jean-Paul Sartre explique ce qu’il entend par “l’enfer c’est les autres”, le besoin de voir son bonheur reconnu par autrui s’explique :
“Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut-être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont au fond ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes pour notre propre connaissance de nous-mêmes. Quand nous pensons sur nous, quand nous essayons de nous connaître, au fond nous usons des connaissances que les autres ont déjà sur nous. Nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donné de nous juger. Quoique je dise sur moi, toujours le jugement d’autrui entre dedans. Ce qui veut dire que, si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d’autrui. Et alors en effet je suis en enfer. Et il existe une quantité de gens dans le monde qui sont en enfer parce qu’ils dépendent trop du jugement d’autrui. Mais cela ne veut nullement dire qu’on ne puisse avoir d’autres rapports avec les autres. Ça marque simplement l’importance capitale de tous les autres pour chacun de nous.”
Jean-Paul Sartre, Un théâtre de situations, Paris, Gallimard, 1973.
Les réseaux sociaux deviennent alors un conducteur idéal pour l’injonction au bonheur en réunissant les outils nécessaires : une mise en scène, un public et un système d’évaluation. La validation des autres devient une récompense addictive, tandis que les images qu’ils nous proposent, viennent alimenter notre imaginaire du bonheur. L’exercice peut vite devenir éprouvant lorsque la comparaison apparaît : c’est en projetant sur les autres notre propre système de valeurs et d’évaluation de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas, que l’image que l’on se fait de soi et de son propre bonheur peut s’effriter.
Les limites et critiques de l’injonction au bonheur
Pourquoi un besoin d’aide au bonheur grandissant ?
Le numérique et ses nouveaux outils de communication semblent donc exercer une certaine pression sur les utilisateurs. Ces derniers remettent en cause leur mode de vie actuel et leur bonheur, afin de ressembler à ce qu’ils voient sur les réseaux. S’ils sont malheureux, c’est à eux de faire bouger les choses. Leur bonheur est entre leurs seules mains, et il n’en tient qu’à eux d’avoir ce bonheur qu’ils admirent tant chez d’autres. C’est ce que laisse penser cette nouvelle mode du bonheur et du développement personnel. Avec la multiplication de sources actuelles d’aide au bonheur, les coachs de vie, les vidéos pour aider à se recentrer, etc., on constate que la demande est forte. Mais d’où vient donc ce besoin d’aide pour atteindre le bonheur ? Pourquoi les sources de développement personnel se sont tant multipliées ces dernières années ? La demande est-elle si forte ? Les individus sont-ils plus malheureux aujourd’hui que par le passé ?
Si encore le malheur n’était l’affaire que d’un ou deux individus, mais l’offre grandissante de conseils sur le bonheur, de développement personnel, de psychologie positive, induit que la demande est forte, donc que beaucoup de gens se questionnent sur leur capacité à être heureux. Il devient questionnable de limiter la possibilité d’un individu à être heureux à sa propre volonté. Si tant de gens ressentent le besoin de trouver le bonheur, et cherchent des clés pour l’atteindre, c’est bien qu’il y a un facteur commun de malheur. Aussi, les auteurs de L’Happycratie discutent et remettent en question l’idée selon laquelle si l’on est malheureux ce n’est que de notre faute. “Dans une période d’incertitude où les individus se sentent démunis, l’idée selon laquelle il est plus simple de se changer soi-même plutôt que de modifier les circonstances est certes séduisante, mais cela masque la dimension sociale des problèmes.” En effet, si les adeptes de la psychologie positive estiment que ce n’est que de notre faute si l’on est malheureux, c’est réduire la responsabilité de toute autres instances sociales. Or, cela est arrangeant dans certains secteurs. Dans une entreprise qui valorise le bonheur, engage des chief happiness officers pour palier à tous ce qui peut aller mal pour les employés au sein de la société, si certains employés sont malheureux au travail, alors ce ne peut être que de leur faute. Nicolas Marquis critique cette idée de bonheur en entreprise et de la capacité propre de l’employé à être heureux : “Les études le prouvent un salarié heureux est un salarié efficace. Pas une boîte de la Silicon Valley qui ne se targue d’abriter un feu d’artifice de fun et de créativité. La stratégie s’avère commode, puisqu’elle exonère d’avance l’entreprise et fait reposer entièrement sur les épaules de ses ouailles le poids de leur propre réussite. Et de leur renvoi éventuel.”
Selon Eva Illouz et Edgar Cabanas, les méthodes et techniques que l’on nous donne pour se recentrer et accéder au bonheur ne sont pas de vraies solutions pour palier au malheur ou au mal-être. Ces méthodes citées plus haut vont aider l’individu à supporter les causes structurelles des problèmes au lieu de les combattre. “C’est le fonctionnement du marché du travail qui est problématique et non les psychologies individuelles.” Combien de gens se tuent au travail sous la pression de leur patron et du monde du travail ? “Si l’on passe sa journée à faire plusieurs choses à la fois et à travailler de plus en plus dans des conditions difficiles, et que l’on nous promet que la solution à tout cela est de méditer 5 fois par semaine pendant 10 minutes, on achète. Et on oublie que beaucoup de personnes se retrouvent avec le même stress, le même burn-out que nous.” Le nombre de personnes qui ressentent un mal-être ou ne sont pas heureux est important, et il est trop facile de limiter cela à leur seule volonté. Pour les auteurs, le problème vient du fonctionnement de la société : “Si nous partageons les mêmes problèmes, nous devons partager les solutions. On ferait mieux de construire une meilleure version de notre société qu’une meilleure version de nous-mêmes.” L’idée très américaine, et reprise par beaucoup d’influenceurs, notamment français, sur leurs réseaux et vidéos selon laquelle nous sommes tous maîtres de notre destin et que nous pouvons faire des miracles si nous le souhaitons vraiment est à questionner. L’auteur Nicolas Marquis écrit : “Quelqu’un qui vit une vie qu’il n’a pas choisie se retrouvera jugé, on lui dira “change de boulot ou vis-le de manière positive. C’est une injonction de riche : choisir sa vie, il faut pouvoir se le permettre !” Si Il y a en effet des caractéristiques sociales qui font que nous ne pouvons pas accéder au bonheur si facilement, juste parce qu’on le veut. Si Chris Gardner a brillamment réussi à se sortir d’une situation très difficile, il reste une exception parmi tous ceux qui ont du mal à s’en sortir.
Dans quelle mesure les réseaux sociaux sociaux influencent-ils le bonheur?
Si la plupart des études sur le sujet demeurent incomplètes, certains résultats mettent en cause la responsabilité des réseaux sociaux sur l’estime de soi, des cas d’anxiété et de dépression. Au delà des problème liés à l’isolement, à la fatigue que peuvent créer l’usage des réseaux sociaux, on constate que le bonheur affiché sous tous les angles pèse dans la balance. Notamment chez les plus jeunes : “L’humain a une tendance naturelle à se comparer aux autres. À l’adolescence, c’est encore plus marqué. Pour découvrir notre identité et nos valeurs, on a besoin de se confronter à des gens différents de nous. Les personnes qui ont une faible estime d’elles-mêmes vont aussi chercher plus souvent l’approbation des autres pour se convaincre de leur valeur.”
Nous avons tous notre part d’insécurité, certaines dont nous parlons ouvertement et d’autres que nous préférons garder pour nous. L’utilisation des médias sociaux réveillent parfois cette part d’ombre lorsque l’on s’emploie à se comparer aux autres.
“ Les périodes où je suis moins sereine, je me compare beaucoup plus et la vie des autres devient soudainement mille fois plus intéressante que la mienne. L’utilisation des réseaux sociaux peut devenir un peu masochiste : je vais voir ce qu’est devenu mon ex, à quoi ressemble sa nouvelle copine, si elle est mieux que moi, etc. C’est quelque chose que je fais compulsivement, mais je ne pense pas être un cas isolé, on ne dit juste pas ouvertement qu’on a passé trois heures à analyser le compte instagram d’une personne qu’on envie ”
Témoignage
Il peut devenir difficile d’accepter certains passages à vide de sa vie, quand le reste du monde semble assister à une fête à laquelle nous ne sommes pas invités. Cependant, nous restons quelques part tous conscients qu’il n’est pas possible de rester branché à la Matrice du bonheur :
“Tout le monde s’affiche sous son meilleur jour sur les réseaux, quand ça l’est moins il faut que ce soit drôle ou que ça ait du style. Parfois on dirait un concours de celui qui aura la meilleure vie. Et moi je suis là devant mon écran “bon il est 13h si j’arrivais à me lever pour passer à la Poste”, ça fait tout de suite moins rêver que l’ascension du Kilimandjaro. Mais j’essaye de relativiser, eux aussi ça leur arrive de passer à la Poste. […] Et en réalité ce n’est pas le rêve de ma vie d’escalader le Kilimandjaro, mais l’espace d’une photo ça va devenir le summum du cool”
Témoignage
Le Docteur Tim Bono explique « Lorsque nous tirons un sens de la valeur de ce que nous faisons par rapport aux autres, nous plaçons notre bonheur dans une variable qui échappe complètement à notre contrôle », ainsi nous nous mettons à mesurer notre propre bonheur à travers des données que nous n’aurions peut-être pas envisagées. D’autre part, la situation dans laquelle nous sommes lorsque nous scrollons à travers les photos de ceux que nous suivons, nous attribue inéluctablement un rôle de spectateur du bonheur. Lorsque l’on est rivé sur son écran, on ne contemple pas l’instant présent. C’est ce contraste entre notre vie soudainement suspendue aux pixels et celle que les autres nous donnent à voir qui perturbe notre jugement.
Lorsqu’on leur demande si leur vision du bonheur est influencée par les réseaux sociaux, les avis divergent. D’une part, certains ressentent une influence, du moins “dans la confirmation de ce que devrait être le bonheur” comme l’exprime Axel. Le bonheur véhiculé est alors assimilé à travers des modèles ou des possibilité de modèles. Yohanna est du même avis “Parfois ça influence ma vision du bonheur. Je me dis que si j’avais les moyens je pourrais voyager, et ça peut me démotiver par rapport à ce que je vis.”
D’autre part, certains ne relèvent pas d’influence particulière sur leur vision du bonheur. “À la limite ça pourrait me permettre de me confirmer ce dont je ne veux surtout pas” affirme Alexandre “Je garde à l’esprit qu’on ne sait jamais ce qu’il y a dans la tête des gens, en aucun cas je peux savoir s’ils sont réellement heureux”. Jeremy est également catégorique “ Ça ne m’influence pas du tout, le bonheur est propre à chacun et ma passion n’est pas la passion des autres, je réfléchis juste avec un esprit critique par rapport à ce qui peut rendre les gens heureux”
Si la question de l’influence divise, tous admettent se comparer à divers échelles. Chez certains il ne s’agit de rien de plus qu’un égarement passager, mais chez d’autres cela remet complètement en cause leur estime d’eux-même.
“Là par exemple j’ai cet influenceur en suggestion sur Instagram, il est beau, dans un bel endroit, mais on voit que toutes ses photos sont mises en scène, quand tu regardes ça tu peux te dire “il a du style, il est beau, pour peu qu’il soit intelligent, il a tout gagné”, je comprends que ça puisse créer des complexes si on est pas bien avec soi-même”
Témoignage de Jeremy
Ainsi les plus touchées par les réseaux sociaux et leur culte de l’apparence sont les jeunes femmes, pour lesquelles l’injonction de la beauté traverse les siècles. Mais les garçons ne sont pas en reste une étude a ainsi constaté “que les hommes cherchaient également à ressembler au stéréotype des garçons avec des corps musclés qui apparaissent dans ce type de média. La différence entre les deux sexes est que les hommes sont moins préoccupés pour atteindre le canon de la beauté.”
L’injonction au bonheur passe, entre autre, par ce genre d’élément constitutif de notre bien-être, et en réponse aux corps parfaits qui inondent la toile s’érige désormais la notion de “body positive”, c’est à dire la nécessité de s’accepter tel que l’on est. Une nouvelle injonction qui vous veut du bien.
Conclusion
Le numérique se révèle comme un conducteur à part entière de l’injonction au bonheur. L’influence de ce nouveau canal sur la pression exercée par l’injonction au bonheur dépend majoritairement de l’état psychologique initial des internautes et de leurs utilisations. De manière générale, la majorité est capable de prendre du recul face aux contenus diffusés sur internet. Cependant, conscients des idéaux de bonheur générés sur le numériques par la société et les normes établies, la pression de devoir être heureux les atteint parfois. Cette norme du bonheur n’a pas été inventée par le numérique, car nous avons toujours montré le meilleur de nous-mêmes en public, mais elle s’est renforcée par l’utilisation des réseaux sociaux auxquels les utilisateurs sont confrontés de manière quotidienne, et sur lesquels on ne voit pas l’envers du décor. Les autres nous montrent seulement ce qu’ils veulent bien nous montrer. C’est pour cela que le bonheur des autres est à relativiser. Le malheur existe pour tout le monde, c’est même une caractéristique essentielle pour connaître le bonheur. La psychologie positive et le développement personnel, ne renient pas cette part de malheur, ils encouragent l’idée selon laquelle nous pouvons travailler sur nous-mêmes pour atteindre le bonheur. Cette idée est cependant à mesurer, le malheur peut être dû à d’autres causes que nous-mêmes, et s’en sortir est parfois plus difficile que de simplement “le vouloir”. Mettre cette responsabilité sur le seul dos de l’individu revient à retirer toute responsabilité à la société qui a pourtant un rôle primordial dans la façon dont les individus se construisent et grandissent. Aussi, cet impératif au bonheur relayé par les réseaux sociaux et plus généralement par le numérique, doit faire l’objet d’une prise de recul. Le bonheur existe, mais pas sans le malheur. Être malheureux est une sensation normale et essentielle à notre fonctionnement. Pour se soulager de la pression face au bonheur, il faut accepter la possibilité d’être malheureux.
À ce sujet Pascal Bruckner, auteur de Euphorie perpétuelle, explique :
« Le bonheur, il faut l’accueillir quand il vient, le laisser repartir quand il s’en va. Impossible de le posséder. Il est de l’ordre de l’inconscience, de l’innocence, de l’insouciance. Se fait-il même remarquer ? Les instants de bonheur se déroulent souvent dans l’ignorance d’eux-mêmes : on s’aperçoit, après, que l’on a été heureux. C’est la phrase de Prévert : » J’ai reconnu mon bonheur au bruit qu’il a fait en partant. »
Faire d’un état aussi fluctuant que le bonheur un impératif entraîne des tourments qui n’ont pas lieu d’être. Surmédicamentation, TCA, dépressions, et d’autres, sont autant de problèmes qui peuvent apparaître lorsque la vie devient une performance.
“L’impératif du bonheur entrave certainement l’exploration des zones grises de l’expérience moderne, et sa qualité obligatoire peut mal fonctionner.” affirme Peter N. Stearns. Le professeur explique que “bien que l’inconvénient le plus évident de l’accent mis sur le bonheur soit le fossé avec la réalité qui peut, paradoxalement, créer leur propre mécontentement, il y a aussi le risque que les gens ne parviennent pas à explorer les raisons de leur insatisfaction à cause de la pression de montrer leur bonne humeur.”
Le numérique a indéniablement favorisé l’accès et le partage de contenus encourageant l’injonction au bonheur. À une époque où l’on trouve une moyenne, une mesure pour tout, s’éloigner de la « norme » peut ainsi devenir particulièrement angoissant. Dans ce contexte, certains auteurs et internautes ont mis le doigt sur le malaise et prennent le contrepied en dénonçant cette tyrannie du bonheur et de de la norme.